Maurice Tubiana : la force de la science
09 janvier 2012
Hippocrate et Paracelse, Avicenne et Ambroise Paré font partie de l’Histoire de la médecine et du monde. Cette Histoire pourtant, n’est pas figée. Le progrès médical résulte au contraire d’une filiation continue. Jenner et Pasteur ont « inventé » les vaccins, Philippe Pinel a libéré les aliénés de leurs chaînes, Dominique Larrey fut « le chirurgien de l’Empereur », accompagnant Napoléon Bonaparte et ses grognards dans leurs campagnes ; les Curie pour leur part, ont lancé la médecine nucléaire. Ces pionniers ont fait la médecine d’aujourd’hui… et formé des successeurs qui inventent celle de demain.
Pour vous faire partager la « longue marche » de la médecine vers le progrès, il fallait des scientifiques incontestés, des puits de mémoire, des conteurs. Nous disons toute notre reconnaissance aujourd’hui, aux membres de l’Académie nationale de Médecine. Grâce à eux vous allez découvrir pendant les mois à venir, ceux grâce auxquels notre espérance de vie a plus que doublé au fil des siècles. Leurs succès mais aussi leurs approximations, leurs déconvenues et leur lutte permanente contre des tentations – scientistes ou obscurantistes – aussi contradictoires qu’infondées.
Vous découvrez aujourd’hui le premier de ces entretiens. Il vous met en présence de Maurice Tubiana : un grand sage, un immense chercheur mais aussi à 92 ans, un surprenant jeune homme dont le message tient en une phrase : « N’ayez pas peur » ! Merci à lui, merci à tous ceux qui nous feront l’honneur de le suivre pour nous l’espérons, votre plus grand plaisir. Et merci à vous lecteurs, d’entrer dans cette « conversation » avec eux. La Rédaction
Le désamour de la science
Passionné mais plus encore… passionnant ! Maurice Tubiana, médecin, biologiste et physicien, est l’une des grandes figures de la médecine du 20è siècle. Professeur de médecine et membre de l’Académie nationale de Médecine, il a consacré sa vie à la science. A ses yeux elle est une façon de penser, de regarder, de découvrir le monde. A bientôt 92 ans, il est animé par un dynamisme que pourraient lui envier beaucoup de ses cadets. Et porte un regard d’une étonnante fraîcheur sur l’avenir… mais celui-ci s’assombrit quand il évoque la montée des obscurantismes et des comportements conservateurs face au progrès scientifique. Entretien avec un pionner de la lutte contre le cancer, un sage de la médecine et… un moderniste nonagénaire, fervent défenseur de l’innovation.
Lorsqu’il nous reçoit dans son bureau sur les quais de Seine, ses premiers mots sont une invitation au voyage. Un voyage dans le temps. Direction la mythologie grecque, pour comprendre les sources du discrédit de la science. « Le mythe de Prométhée illustre à la perfection l’ambigüité des hommes face au progrès technologique. Prométhée, monté sur l’Olympe pour dérober le feu aux dieux. Ces derniers s’effraient de ce pouvoir nouveau conquis par les hommes, et Jupiter condamne Prométhée à voir pour l’éternité, son foie dévoré par un aigle. Hercule heureusement, libèrera Prométhée à qui finalement, Jupiter pardonnera… Le sens de ce mythe est clair. Le progrès technique est une transgression qui change la condition humaine et fait peur aux hommes. Puis lorsqu’ils s’aperçoivent de son utilité, ils s’y habituent ».
Punitif le principe de précaution ?
Limpide comme son regard, le propos de Maurice Tubiana devient plus iconoclaste – au vrai sens du terme – lorsqu’il en vient à évoquer les peurs « infondées » souligne-t-il avec vigueur, qui guident l’esprit gaulois. Et c’est la voix grave et non sans une forme d’amertume qu’il constate l’obscurantisme – le « conservatisme » propre aux Français face à la science. « Notre pays n’éprouve plus le besoin de la science. Celle-ci au fond, est toujours à l’origine de changements qui nous font peur. Elle fait évoluer nos comportements, nos habitudes. Regardez les formidables évolutions liées à internet. Mais en France, on n’aime pas le changement. La peur nous paralyse. On discrédite la science parce qu’elle apporte des nouveautés. La France est particulièrement hostile à l’innovation. Nous sommes en fait, le peuple le plus pessimiste de tous ceux qui habitent les Etats de l’Union européenne. »
Peur du futur, auto-flagellation, défiance envers la science… Des notions bien étrangères à cet esprit brillant, si curieux et fervent amoureux du progrès. S’il ne conteste pas la notion de principe de précaution, il s’oppose fermement à la version radicalisée qui a été introduite dans la Constitution française. « Le drame du principe de précaution tel qu’il est appliqué, c’est d’introduire une méfiance systématique par rapport à toutes les innovations. Il donne priorité à la lutte contre les innovations et aux peurs qu’elles suscitent. C’est un principe de précaution dur et radical. » Un principe de précaution « punitif » aurait pu dire un ex-candidat à la prochaine élection présidentielle…
Faire aimer la science
Sur ce sujet, notre interlocuteur est prolixe. Il tient d’ailleurs à nous donner selon lui l’exemple le plus emblématique des dégâts provoqués par le principe de précaution ’à la française’. « L’exemple type » explique avec emphase Maurice Tubiana, « c’est ce qui s’est passé avec les organismes génétiquement modifiés(OGM). Nous étions avec les Etats-Unis, l’un des deux pays qui fondaient le plus d’espoir dans les OGM. Nous avions lancé des quantités d’études sur ce sujet. Mais les campagnes alertant sur les risques potentiels et théoriques des OGM ont apeuré le public. La société française est devenue hostile aux OGM, sans se poser les bonnes questions. » A ce stade, Maurice Tubiana ne cache ni sa colère ni son amertume. Pour lui c’est un véritable gâchis, un déni de science. « Plus de deux milliards d’individus mangent des OGM matin, midi et soir dans le monde et ne s’en portent pas plus mal. Pourquoi imaginer que les Français – et eux seuls – pourraient souffrir des OGM ? C’est encore et toujours la peur qui a guidé nos choix. Si on lutte contre l’innovation, on lutte contre le progrès de l’Homme et de l’industrie ».
Cet homme qui toute sa vie a servi la science et par définition le progrès de la médecine, ne s’avoue pas vaincu par les discours alarmistes. Au soir de sa vie, il conserve une volonté inépuisable de donner aux Français le goût de la science. Avec enthousiasme, sourire aux lèvres, il a une idée, encore une. « Nous devons apprendre aux jeunes enfants à se familiariser très tôt avec la science, leur dire tout ce qu’elle nous a apporté. Sans elle, notre espérance de vie ne serait pas si élevée. » L’argument fait mouche et il le sait. Convaincre, expliquer, informer…
Après Maurice Tubiana, nous vous proposerons une nouvelle rencontre le lundi 23 janvier. Le Pr André Aurengo, chef du service de médecine nucléaire à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris), vous parlera de la radioactivité au service de la santé. Depuis la découverte des rayons X en 1895 jusqu’à nos jours, vous vivrez une fabuleuse aventure. Extrait en vidéo.