Cerveau « matheux » ou littéraire, info ou intox ?
26 décembre 2023
L'idée que certains auraient un cerveau « scientifique » et d'autres des compétences plutôt « littéraires » a la vie dure. Pour le Pr Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l'Éducation de l'enfant (CNRS) à Paris, c’est une fausse croyance : personne n'est d'emblée « nul en maths » ou dans les matières littéraires. Cette stigmatisation gâche les chances des enfants dès le plus jeune âge.
Alors que les grands penseurs de l’Histoire excellaient dans des domaines aussi variés que la science, l’écriture et les arts, comment a émergé l’idée qu’il y aurait d’un côté les esprits faits pour les mathématiques et les sciences et, de l’autre, ceux orientés vers des disciplines plus littéraires ?
Cette perspective sur la localisation des compétences dans le cerveau remonte au 19e siècle. La « phrénologie » suggérait qu’en examinant la morphologie du crâne, on pouvait déterminer les compétences individuelles, telles qu’une “bosse des maths”. Cette notion persiste, distinguant les individus entre ceux doués en mathématiques et d’autres non. Pourtant, les progrès actuels dans la compréhension du fonctionnement cérébral, notamment grâce à l’imagerie cérébrale et le développement des neurosciences et de la neuropsychologie, démontrent au contraire que les compétences mathématiques ou littéraires engagent des réseaux distribués dans l’ensemble du cerveau.
Que montrent les recherches à propos de ce sujet ?
Le cerveau ne fonctionne pas de manière « localisationniste », c’est-à-dire qu’il n’est pas limité à des fonctions spécifiques dans des régions déterminées. Au contraire, c’est un vaste réseau interconnecté. Ainsi, l’idée selon laquelle on aurait un “esprit mathématicien” ou un “esprit littéraire” en tant que concept isolé est totalement incohérent avec la façon dont fonctionne le cerveau. Bien que certaines zones, telles que le cortex pariétal et le sillon intrapariétal, soient spécialisées dans le traitement numérique des objets et la cognition mathématique, il faut noter que ce ne sont pas les seules régions impliquées dans les processus mathématiques. En réalité, le réseau cérébral impliqué dans les mathématiques comprend plusieurs régions interconnectées, du cortex pariétal, temporal et frontal.
Par ailleurs, les mathématiques nécessitent également l’utilisation du langage, notamment dans la résolution de problèmes arithmétiques. Les difficultés rencontrées par certains élèves en mathématiques ne sont pas exclusivement liées aux compétences en cette matière, mais peuvent également découler de problèmes de compréhension du langage. Ainsi, les deux aspects sont interdépendants, soulignant la complexité et l’interconnexion des processus mentaux associés aux mathématiques et au langage.
Cette croyance d’un esprit matheux ou littéraire est aussi renforcée par les échecs de l’enfant très tôt dans l’une ou l’autre de ces matières ?
Il est regrettable que dès le départ, les échecs dans une matière puissent conduire à des étiquettes telles que “plutôt littéraire” ou “plutôt matheux” pour un enfant. Ces catégorisations précoces peuvent influencer la perception de soi et créer des barrières artificielles quant aux capacités intellectuelles d’un individu. Or, il faut absolument reconnaître que l’apprentissage est un processus continu. Avec du temps, de la persévérance, et une approche adaptative, il est toujours possible de progresser.
L’utilisation des mathématiques comme un moyen de sélection renforce aussi ce mythe ?
Oui, les mathématiques sont rapidement devenus un processus de sélection au sein de notre système éducatif, créant ainsi l’idée que certains sont plus ou moins doués dans cette matière. Elle est également renforcée par l’existence de filières éducatives spécialisées, soit littéraires, soit mathématiques. Cela alimente l’idée que l’on peut avoir un esprit plus ou moins enclin aux mathématiques, créant ainsi une distinction entre les compétences mathématiques, valorisées, et celles relevant d’un esprit littéraire, qui le sont moins.
A cela s’ajoutent les stéréotypes de genre associé à la réussite en mathématiques ?
Les filles sont souvent désignées comme étant plutôt littéraires, et les garçons plutôt axés sur les sciences ou les mathématiques. Ces étiquettes peuvent influencer les attentes des enseignants, des parents et même des élèves eux-mêmes, créant ainsi des préjugés qui peuvent entraver le développement de compétences équilibrées dans différentes disciplines.
Comment changer la perception de tous à l’égard de ces matières ?
Un changement global dans la perception et la structure éducative est nécessaire pour encourager une approche plus équilibrée des compétences intellectuelles. Nous devons inciter les enfants dès leur plus jeune âge sans les cataloguer immédiatement, sans les stigmatiser. Le développement de compétences n’est pas limité par des facilités innées ou des difficultés initiales. L’idée que chacun, avec le temps, l’effort et des explications adaptées, peut comprendre et maîtriser différents domaines d’apprentissage est fondamentale. C’est une question de trouver les explications et les approches qui conviennent à chacun.
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Source : D’après l’interview du Pr Grégoire Borst, Directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l'Éducation de l'enfant (CNRS) à Paris
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Ecrit par : Hélène Joubert ; Édité par Emmanuel Ducreuzet