Chikungunya : s’engager dans une guerre, pas dans une bataille !

14 mars 2006
Campagne de démoustication inefficace, risques environnementaux, déficiences de la politique d’hygiène environnementale… Avec plus d’un Réunionnais sur quatre aujourd’hui touché, l’épidémie de chikungunya gagne du terrain. La puissance publique elle, ne cesse d’en perdre face à Aedes albopictus. Et celà depuis plus d’un an. L’InVS a pour la première fois signalé des cas de chikungunya sur l’île de la Réunion, le 22 février 2005. Au 21 mai de la même année soit 3 mois plus tard on comptait déjà 474 cas. Ils étaient 1 678 un mois plus tard et près de 3 000 début août. Aujourd’hui donc, plus de 200 000 Réunionnais sont infectés. Au mois de novembre, la préfecture de la Réunion réagit par l’intermédiaire d’un arrêté ordonnant «l’élimination d’un certain nombre de réceptacles d’eaux stagnantes, des encombrants et carcasses de voitures, des détritus ménagers domestiques ou végétaux, des broussailles et sous-bois non entretenus». Nous sommes le 17 novembre 2005. C’est pratiquement neuf mois après le début de l’épidémie. Et le contenu de ces mesures montre à quel point les autorités ne maîtrisent pas le dossier. «Elimination d’un certain nombre de réceptacles d’eaux stagnantes» affirme l’arrêté. Or il aurait fallu dire tous les réceptacles. Car ainsi que le confirme Jean-Sébastien Dehecq, entomologiste à la DRASS de la Réunion, «le vecteur de l’épidémie de chikungunya est le moustique aedes albopictus (qui se reproduit) dans tous les types de récipients artificiels retenant l’eau». Un moustique donc, qui de l’aveu de nombreux spécialistes affectionne particulièrement les canettes et bouteilles vides, les gamelles et autres bidons. Pourvu qu’il y ait quelques gouttes d’eau… Le problème, c’est qu’à l’île de la Réunion, la gestion des déchets est loin d’être optimale. Des décharges à côté des écoles Gérard Lacroix est un Réunionnais et un citoyen particulièrement actif. Il a d’ailleurs saisi le préfet par recours gracieux, l’enjoignant d’annuler l’arrêté que nous venons d’évoquer, pris le 17 novembre 2005. Selon lui, «les mesures adoptées par le préfet sont tout à fait inadaptées pour faire face à l’épidémie». Il reproche également au Conseil général sa gestion des déchets. «Les autorités oublient de s’occuper de ce qui les concerne en premier, à savoir d’organiser la collecte de tous ces récipients artificiels(…)», s’insurge-t-il. Bouteilles de bières, canettes de sodas, vieux pneus… Les déchets traînent sur les routes, les sentiers. Autant d’occasions pour le moustique de se reproduire. Nous avons sollicité le Conseil général pour qu’il réponde de ce déficit de gestion. Nos questions sont restées sans réponse, comme celles d’ailleurs, que nous avons adressées à la Préfecture et au ministère de la Santé. La situation du Cirque de Mafate illustre parfaitement le problème posé par l’absence de gestion des déchets à la Réunion. Ce site est probablement le plus beau de l’île, qui n’en est pas dépourvue. Mais c’est aussi le plus isolé puisque l’on n’y accède que par hélicoptère… ou à pied. Il est aussi selon ses habitants, le plus pollué… D’après les Associations de Mafate, «les décharges d’ordures sont toujours situées près des écoles, gîtes, dispensaires, lieux de culte et habitations. Nous savons que ces décharges en plein air constituent le lieu privilégié de reproduction et d’hébergement des gîtes larvaires.». Dans ces conditions, l’efficacité de la démoustication est «illusoire». Et les habitants de rappeler que «ces lieux de désolation ont été dénoncés depuis plusieurs années comme lieux de risques sanitaires et économiques». D’où leur appel à «une opération de déblaiement massif de ces décharges». Car «le non déblaiement des décharges et l’isolement du site exposent les habitants du Cirque de Mafate à affronter l’épidémie du chikungunya dans les pires conditions.» En effet ce site est synonyme d’isolement, de solitude et d’inaccessibilité. Pour y entrer ou en sortir, deux voies d’accès : à pied au prix de 7 heures de marche, et par les airs, grâce à l’hélicoptère quelques heures par jour… lorsqu’il il fait beau. Pour Corinne Lepage, ministre de l’Environnement en 1996 et Présidente du mouvement Cap21, la gestion des déchets à l’île de la Réunion «montre que nous avons quelques questions à nous poser par rapport à notre façon de gérer nos départements d’Outre-mer. C’est un problème ancien. Il existait malheureusement déjà il y’a dix ans quand j’étais ministre. A l’époque j’avais essayé de faire ce que je pouvais, je n’avais pas été d’une très grande efficacité mais j’ai l’impression que nous n’avons pas beaucoup progressé depuis». Démoustication à la va-vite Venons-en à la lutte anti-vectorielle. Le raisonnement des autorités et des scientifiques a été le suivant. En éradiquant les moustiques adultes et les larves, il sera possible de mettre un terme à l’épidémie. Dans son arrêté du 17 novembre 2005, le Préfet ordonne ainsi la mise en oeuvre de l’épandage massif d’insecticides. Autrement dit, la campagne de démoustication est lancée. Mais le moyen de lutte choisi par les autorités présenterait une efficacité très relative. C’est l’avis de René Le Berre, entomologiste de réputation internationale et ancien Inspecteur général de la Recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). «Cela ne sert à rien. Car pour être efficace, il faudrait éliminer pratiquement tous les moustiques vecteurs. Ce qui est impossible ! Nous avions mené une expérience (dans ce sens) contre une autre maladie transmise par insecte. Et même en éliminant 98% des vecteurs, il y avait encore beaucoup trop de cas». Pour notre spécialiste, les autorités ont agi beaucoup trop tardivement. «Là, on est en retard. C’est de la politique cosmétique. Il faut montrer qu’on est là, agir" (pour agir), "donner de l’argent. Par exemple, le gouvernement va distribuer des répulsifs. Or dans un climat chaud et humide comme celui de la Réunion, ces produits ne vont agir que trois heures au maximum.» D’ailleurs le rapport conjoint de la ‘Mission d’appui à la lutte contre l’épidémie de chikungunya à La Réunion’, remis en janvier 2006 par l’IGAS, l’IRD et l’InVS, est explicite. Il y est stipulé que «dans l’état actuel il est très difficile de juger de l’efficacité des actions de lutte antivectorielle mises en place et ceci pour deux raisons. En l’absence de données sur la sensibilité du vecteur vis-à-vis des insecticides utilisés, il est impossible de juger leur efficacité intrinsèque." (Et) "en l’absence d’outil permettant le suivi des densités de vecteurs, il est impossible de juger l’efficacité des traitements effectués». Insecticides contre abeilles En plus de son efficacité très relative, la lutte anti-vectorielle menée à grande échelle depuis 5 mois aurait, selon les Réunionnais, des conséquences environnementales. Eric Metas est apiculteur à la Réunion. «Avec le premier protocole d’insecticides utilisés, c’est-à-dire le fénitrothion et le téméphos, j’ai constaté une mortalité directe dans mes ruches». Aujourd’hui les autorités réunionnaises ont choisi de mener leur lutte anti-vectorielle avec un agent biologique présenté comme beaucoup moins toxique, le Bacillus thurigiensis ou Bti. Les acteurs de la filière de l’apiculture demandent cependant que des études soient réalisées sur le terrain. « Il serait nécessaire de lancer des études d’impact sur place pour vérifier si ce que nous ressentons et percevons dans nos ruches est scientifiquement avéré. C’est extrêmement important. L’abeille, c’est une sentinelle de l’environnement. A partir du moment où elle est touchée, c’est qu’il y a quantité d’insectes qui ont déjà été détruits avant ». Des études ont déjà été menées, mais en laboratoire. Gilles Eric-Séralini, professeur de biologie moléculaire à l’Université de Caen, fait le point sur les différents travaux menés sur l’ensemble des insecticides utilisés à la Réunion. «Le fénitrothion est un insecticide organophosphoré qui peut stimuler des réactions immunologiques chez le mouton. Certains de ces résidus de transformation sont mutagènes. Il peut passer dans le sang et provoquer une augmentation de l’activité cardiaque après intoxication.» Le téméphos fait partie de la même catégorie. Selon le Pr Séralini, «une équipe brésilienne a montré que ce produit serait génotoxique et mutagène aux concentrations utilisées pour combattre les moustiques. Sa toxicité sur le système nerveux et cardiaque des mammifères est possible.» Quant à la deltamethrine qui a également été utilisée, elle a fait l’objet de nombreuses recherches. « Récemment, une équipe indienne a montré que chez les mammifères elle induisait des changements métaboliques durables chez les foetus. Ceci peut avoir des conséquences au niveau neurocomportemental, neurohormonal, sur la croissance et la différenciation sexuelle. » Il y a beaucoup moins de recherches sur le Bti. « Les Bacillus thuringiensis sont des réservoirs de pesticides naturels. Leur toxicité sur des cellules intestinales de mammifères a été démontrée. On pense néanmoins qu’ils ont le plus petit impact environnemental. » Et c’est donc ce dernier qui est actuellement utilisé à la Réunion. L’évaluation pour sortir de la crise ? Selon l’expression de René Le Berre, «il ne s’agit pas d’une bataille, mais d’une guerre !» En effet la lutte contre aedes albopictus ne prendra pas des semaines ou des mois, comme le disent ici et là les politiques, mais selon lui «des années». Car ce moustique présente une biologie bien particulière. «Il peut se reproduire de manière exponentielle. Une seule femelle peut pondre jusqu’à 400 oeufs tous les quatre jours.» Et pour les nourrir elle a besoin du surcroît de protéines apporté par un «repas de sang». Voilà donc pourquoi la femelle –et elle seule- doit piquer un animal à sang chaud. L’Homme, par exemple. Par ailleurs, aedes albopictus est extrêmement résistant. «Même des oeufs quiescents, c’est-à-dire secs peuvent revenir à la vie dès qu’il pleut, et prendre ensuite la forme de larves». C’est pourquoi selon lui, la lutte doit être menée dans deux directions simultanément. D’abord «détruire tous les sites susceptibles de constituer des gîtes pour les larves. Comme les cannettes vides, les vieux pneus, les bouteilles vides…» Deuxième axe, un traitement insecticide des larves du moustique. Une action extrêmement ciblée. C’est à-dire tout l’inverse en fait, de la campagne actuellement menée à la Réunion. Selon René Le Berre, «il faut traiter avec le moins d’insecticide possible les gîtes larvaires naturels, et non les moustiques adultes qui eux, ne sont pas tués en quantités suffisantes par les traitements. C’est une opération que l’on doit répéter à des intervalles de temps ‘x’, où ‘x’ est légèrement inférieur au délai de transformation d’une larve en adulte. L’objectif n’est pas de parvenir à l’éradication du moustique car c’est pratiquement impossible, mais de supprimer au maximum le risque de transmission de la maladie». Il s’agit donc d’un travail de très longue haleine. René Le Berre parle de nombreuses années. «Nous avons mis 15 ans pour interrompre le cycle de transmission de l’onchocercose en Afrique de l’Ouest. Nous l’avons déjà fait, nous pouvons très bien le refaire. Mais il faut travailler sérieusement et non dans la précipitation. Nous devons étudier en profondeur l’identité, la biologie et l’écologie d’aedes albopictus et oeuvrer dans le respect de toutes ses particularités». Et ensuite travailler sur le terrain, en impliquant les professionnels, les politiques mais aussi les populations locales. Cette crise a en quelque sorte révélé la fragilité de nos connaissances. «Nous avons un déficit de connaissances à chacun des stades du phénomène et donc un déficit de possibilités d’évaluation.» René Le Berre résume bien la situation. Pas d’évaluation sur la sensibilité d’aedes albopictus aux insecticides, pas d’évaluation sur l’efficacité des épandages, pas d’évaluation sur la possibilité qu’un autre moustique soit vecteur du chikungunya. Et surtout aucune planification… Une défaillance politique à l’origine d’une crise sanitaire, sociale et économique.
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