Visiteurs médicaux : des professionnels dans la tourmente
08 juin 2011
Stigmatisés, caricaturés, dénigrés, épinglés à l’occasion notamment de l’affaire du Médiator®, les visiteurs médicaux (VM) vivent des temps agités. Comble d’adversité, leur profession est marquée depuis des années par les plans sociaux. En 6 ans, leurs effectifs ont diminué de 24%! Mal connus du grand public, les VM ont du mal parfois, à se situer eux-mêmes dans un monde en constant changement. Comment travaillent-ils ? Achètent-ils vraiment les prescriptions des médecins comme l’insinuent certains détracteurs ? Et les médecins justement, qu’en pensent-ils ? Leur claquent-ils vraiment la porte au nez, comme le clament certains ? Reportage vécu au quotidien par la Rédaction de Destination Santé auprès de Juliette, Stéphane, Marie et Gaël… quatre VM qui ont accepté d’être accompagnés dans leur « vraie vie », celle du terrain.
Costume sombre sans cravate, chemise claire, Gaël B. est
délégué - ou visiteur - médical spécialisé en neurologie. Ce quadragénaire souriant et plein d’allant travaille dans le même laboratoire depuis 5 ans. Ce mardi de la mi-mai, rendez-vous est donné dans la cafétéria d’un grand CHU de l’Ouest. C’est
le point stratégique où tous les médecins convergent avant de rejoindre leurs consultations respectives. «
Nous savons qui est là ou pas », glisse Gaël. Le mardi d’ailleurs, il n’est pas le seul
VM à hanter les lieux... Et pour cause : «
c’est le seul jour de la semaine où quasiment tous les neurologues consultent dans ces murs. Conséquence, tous les VM concernés sont également présents pour tenter de les voir ».
Surveillance mutuelle sur fond de difficultés sociales
A l’hôpital, les visites se déroulent dans les couloirs, entre deux portes. En deux heures, Gaël verra six neurologues auxquels il parlera de son produit : un traitement contre la maladie d’Alzheimer. Il en profitera pour organiser une réunion sur
l’encéphalite limbique et
l’hydrocéphalie, qui doit se dérouler la semaine suivante. Deux sujets pointus qui demandent un important travail de préparation. Ses spécialistes sont exigeants. «
C’est plutôt une bonne matinée », nous glisse-t-il.
En quittant les lieux, trois
VM représentant trois autres laboratoires sont attablés à la cafétéria. Ambiance morose. La conversation porte essentiellement sur les plans sociaux qui secouent de nombreux labos. «
Nous sommes tous plus ou moins concernés », dira plus tard Gaël. «
Chacun essaie de savoir si l’autre est ou non, maintenu dans ses fonctions ».
Il faut dire que depuis quelques années, les effectifs ont fortement diminué. En 2010 la France comptait près de 18 300
VM… contre plus de 24 000 en 2004. Soit une baisse de 24% en six ans ! Plus de 8
VM sur 10 (84%) travaillent pour une entreprise unique, et 16% pour des prestataires de services. Ils travaillent donc pour différents laboratoires, généralement en renfort de leurs visiteurs habituels. A l’horizon 2014, l’effectif total de la profession ne devrait plus dépasser 16 000
VM… En gros, la courbe des effectifs suit celle des lancements de nouvelles molécules. Et comme depuis quelques années ces derniers se font rares…
«
Ah, vous êtes journaliste… », lance l’un des trois
VM présents à la cafèt’. Il est un brin suspicieux, presqu’étonné de constater qu’un de ses collègues est ainsi accompagné. «
Qu’allez-vous dire cette fois-ci ? » Le malaise est perceptible. La question est courte, directe mais elle en dit long sur l’état d’esprit de toute une profession.
L’affaire du Médiator® bien sûr, est dans les esprits. La vidéo mettant en scène la relation sadomasochiste supposée entre une
VM et un médecin, qui a circulé ce début d’année sur le Net, tout cela cause du tort… «
Même notre entourage se pose des questions », explique Marie. Il ne faut pas généraliser », explique-t-elle pourtant. «
Cette vidéo traduit une pratique interne à un laboratoire. C’est comme le Médiator®. Ce sont des cas particuliers qu’on ne peut généraliser. »
Plus de 120 médecins par mois et 50 000 km par an…
Avant d’embrasser la profession, Marie était infirmière à l’hôpital. «
A force de croiser des visiteurs médicaux, j’ai fini par franchir le cap », explique-t-elle. Gaël lui, a commencé par vendre des… photocopieurs. Il a ressenti le besoin de se spécialiser dans un secteur qui exige davantage que seulement l’esprit commerçant. Mais, pour travailler dans le secteur du médicament, il est indispensable de passer un
diplôme obligatoire. Il a dû se replonger dans les études. Juliette, cette brunette à la quarantaine pimpante, mère d’un ado, reconnaît avoir «
l’âme commerciale ». Même si elle est venue au métier par désir de pénétrer l’univers médical. C’est dans le cabinet de son père, médecin stomatologue, qu’elle va décider de se tourner vers ce secteur. Plus tard, après une formation en école de commerce, elle vendra d’abord du matériel médical. Puis elle exercera chez un prestataire de services, pour plusieurs laboratoires clients. Pourtant, «
le fait de travailler en exclusivité pour un laboratoire offre de meilleures conditions, et une plus grande satisfaction ». Même réaction chez Stéphane. Au début il a été « multicarte » auprès de prestataires. «
C’est quand même plus valorisant de travailler sur un seul secteur et dans un même domaine ». Cela lui a en outre permis d’approfondir sa connaissance du domaine thérapeutique dont il traite. «
L’intérêt réside dans la possibilité de construire quelque chose avec les médecins sur le long terme », souligne Stéphane.
Le quotidien du
VM justement, c’est de rencontrer les médecins : en cabinet ou à l’hôpital, en ville ou à la campagne, avec ou sans rendez-vous. «
Nous faisons environ 50 000 km par an mais tout dépend de notre zone de couverture», confie Stéphane. Avec quels objectifs ? Tout dépend du laboratoire et des médecins - spécialistes ou généralistes – que l’on doit cibler. «
Chez nous, chaque VM devrait réaliser 123 contacts par mois », glisse Juliette. «
Et voir 123 médecins par mois, cela fait environ 6 rendez-vous chaque jour ! Ce n’est pas toujours facile. » Certains ne reçoivent qu’entre deux portes. «
Lorsqu’on est reçu dans le cabinet sans rendez-vous, on a de la chance. On ne reste jamais longtemps. Ensuite il y a ceux qui n’acceptent que 2 ou 3 VM par jour. Les premiers qui arrivent. Du coup il faut être là très tôt, à patienter dans la voiture », confirme Stéphane. En jargon de métier, cela s’appelle «
faire le poireau… »
Concrètement, pour avoir une chance de voir ses médecins, il doit se lever très tôt. Dès 7 heures bien souvent, il est déjà sur la route… Pour les généralistes, c’est même carrément la bataille. «
Quand un spécialiste voit 5 VM par semaine, un généraliste en reçoit entre 10 et 20! », souligne Juliette. Difficile de se faire une place. Ce travail de solitaire exige une organisation impeccable. Une manière de travailler qui convient parfaitement à Juliette et Stéphane, qui «
apprécient cette liberté ». Père de 3 enfants, Stéphane concentre ses visites le matin. L’après-midi est consacrée aux tâches administratives. Mais en cas de souci ou d’urgence, il peut, tout comme Juliette, reporter le travail au lendemain.
Promotion et pharmacovigilance
Les
VM se définissent eux-mêmes comme des «
acteurs de l’information et de la pharmacovigilance ». Quant au
site du LEEM - les Entreprises du Médicament – il explique que leur métier consiste à «
délivrer aux professionnels de santé une information médicale de qualité sur le traitement, et à en assurer le bon usage ». Officiellement donc, le
VM est là pour permettre au médecin de choisir de manière éclairée la meilleure stratégie thérapeutique correspondant à chaque patient.
«
Nous faisons la promotion de nos produits, bien sûr. Mais, il faut que le médecin soit convaincu de leur efficacité pour prescrire », rétorque Stéphane. Or rien ne l’y oblige. Le prescripteur est seul devant son ordonnance, face au patient. Le travail du délégué médical consiste donc à convaincre les médecins que son produit est le meilleur dans son indication, et dans le cadre strict de
l’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM). Une autre partie non-négligeable de son travail, relève de la pharmacovigilance. La chose est moins connue mais «
nous sommes là aussi pour relayer au laboratoire les effets secondaires et les interactions signalés par les praticiens », explique Juliette. «
Nous devons le faire sous 24 heures, et le laboratoire a ensuite 15 jours pour notifier l’événement auprès de l’ Agence française de Sécurité sanitaire des Produits de Santé (AFSSaPS) ».
De l’autre côté du bureau, quelle opinion les médecins ont-ils des
VM ? En février 2011 et donc en pleine affaire du Médiator®,
l’Association Qualité et Information médicale (AQIM) a mené une étude qui donne une vision « à chaud » de leurs relations. Au total, 1482 praticiens (40% de généralistes, 42% de spécialistes hospitaliers et 18% de spécialistes libéraux ou mixtes) ont été concernés.
La quasi-totalité (93%) a indiqué recevoir régulièrement des
visiteurs médicaux. En moyenne :
- 7 VM par semaine pour les généralistes ;
- 3,5 par semaine pour les spécialistes libéraux ;
- et 2,5 par semaine pour les hospitaliers.
Ces chiffres, relativement élevés, sous-entendent que les médecins sont satisfaits de recevoir ces visites. Pourtant, ils portent un jugement «
assez sévère » sur l’éthique de la communication qui leur est ainsi transmise :
- Seuls 5% d’entre eux l’estiment «
parfaite » ;
- 70%, la jugent «
acceptable ;
- Un sur cinq considère qu’elle relève du «
strict minimum » ;
- Et 5% la trouvent «
particulièrement mauvaise».
Soit un taux d’insatisfaction qui atteint 25%, alors même que « l’acceptable » peut difficilement être considéré comme un standard suffisant…
Des médecins pas dupes
Les avis sont donc très partagés, y compris naturellement parmi les médecins que nous avons rencontrés. «
Oui, les VM sont une source d’information non-négligeable pour les médecins », déclare cette psychiatre nantaise. «
Cela permet notamment de nous tenir au courant des nouveautés. Et même si nous sommes très loin du discours caricatural : ‘notre produit c’est le meilleur, prescrivez-le’, nous ne sommes pas dupes. Nous savons bien qu’ils sont là pour vendre du médicament. Chaque médecin exerce ensuite son libre-arbitre ».
«
Même si je sais que les VM ne disent pas tout, je n’aimerais pas que la visite s’arrête », enchaine un généraliste vendéen. «
Ils ne disent que ce qui les intéresse, dans le cadre de la loi et de la réglementation. Mais comme nous ne pouvons pas avoir d’avis sur tous les médicaments, il faut creuser et/ou s’informer autrement ».
Un de ses confrères insiste particulièrement sur ce point. «
Les visiteurs nous présentent effectivement le résultat d’études récentes, et généralement intéressantes. Mais après, idéalement, ce serait au médecin de prendre une heure de son temps pour analyser l’étude en question, la fouiller à la recherche de biais éventuels. Il faudrait systématiquement s’astreindre à ce décryptage ». Il faudrait, bien sûr…
Marie acquiesce et ajoute qu’il «
serait de toute façon, totalement contre-productif de raconter des histoires ». Et Gaël de mettre les points sur les « i » : «
il faut arrêter avec cette image du VM qui achète le médecin, lui fait croire n’importe quoi pour qu’il prescrive son médicament. Non seulement elle infantilise le médecin, mais surtout elle est totalement fausse. C’est fini, ça ». Parce que cela a existé, donc ?
Oui. Gaël le concède d’ailleurs sans ambages. «
Je n’ai pas connu cette époque où le VM arrivait devant le médecin avec un catalogue de voyages: ‘Docteur, vous avez l’air bien fatigué en ce moment. Cela ne vous dirait pas de faire une petite coupure avec Madame ? Les Seychelles ? Ah, pour y aller, il vous faudra prescrire au moins 50 boites dans le mois’… Je sais que cette image persiste dans l’esprit du grand public mais tout cela relève bel et bien du passé. C’est fini depuis 15 ou 20 ans. Aujourd’hui, nous n’avons même plus le droit de donner un stylo-bille pour prendre des notes dans une soirée scientifique. Si on le fait et que cela se sait, on est mal… ».
Fini le temps des cadeaux…
Face aux abus du passé, «
la profession a beaucoup évolué ces dernières années », assure Marie-Noëlle Nayel, présidente de l’AQIM et… ancienne de la VM dans un grand labo international où elle a passé 18 ans. Formation initiale diplômante à Bac+ 2, évaluation continue des
VM et instauration en 2004
d’une Charte de bonnes pratiques… «
ces professionnels sont désormais sérieusement formés, et très encadrés ».
Depuis 1997 en effet, chaque
visiteur médical doit avoir obtenu un diplôme spécifique : le
diplôme universitaire de visite médicale (DEUST ou DU) ou de sciences de la vie avec une formation complémentaire. Ensuite, chacun passe un examen tous les 6 mois, en interne, pour vérifier son niveau de connaissances sur le ou les produits qu’il présente, la ou les pathologies concernées mais aussi… la réglementation en vigueur.
C’est fini également, les soirées ou les week-ends dans des palaces sous couvert de formation continue. Celle-ci existe toujours mais désormais, les budgets sont serrés : «
60 euros par médecin dans la soirée », indique Juliette. Pas de quoi inviter à de folles festivités. Pourtant, les médecins se déplacent. Près de 30 dermatologues ont suivi une présentation qui faisait suite au congrès de l’
American Association of Dermatology (AAD) qui se tenait à La Nouvelle-Orléans… et où tous les médecins bien sûr, n’ont pu se rendre.
C’est Juliette qui a organisé la réunion : présentation d’une synthèse vidéo du congrès, réalisée par une équipe de spécialistes français, et discussion avec un médecin hospitalier chargé de mener les échanges. «
Nous en faisons une ou deux par an », poursuit-elle. La soirée est toujours animée par un dermatologue de renom, «
rémunéré à hauteur de 300 euros pour l’occasion ». La jeune femme a tout organisé : lancé les invitations, réservé la salle de réception dans un hôtel, sélectionné un traiteur, envoyé sa demande au Conseil de l’Ordre des Médecins pour validation, etc… Les sujets sont variés et pointus, de la prévention du mélanome aux traitements contre le psoriasis, en passant par les nouvelles techniques de laser.
La discussion permet aux médecins d’échanger avec leurs pairs et de se tenir au courant des dernières nouveautés… sans se déplacer trop loin de chez eux. Ce qui ravit Juliette. Pourtant, pendant toute cette soirée nous n’entendrons pas un mot concernant le produit dont elle a la charge... Le lendemain, repos imposé puisqu’elle ne peut pas prendre la route moins de 11 heures après la fin de la soirée, vers minuit.
Et la
VM n’a pas droit à l’erreur. Le
Conseil national de l’Ordre des Médecins (CNOM) veille lui aussi aux bonnes pratiques. «
Nous recevons chaque année, entre 60 000 et 70 000 dossiers d’hospitalité », indique le Dr François Rousselot, président de la Commission en charge des relations entre les Médecins et l’Industrie. «
Les laboratoires doivent indiquer qui invite, qui est invité, le lieu, la date, la durée, le thème scientifique et par qui le débat sera conduit ». Le Conseil de l’Ordre rend alors un avis, favorable ou non. Celui-ci étant généralement motivé lorsque le sujet scientifique n’est pas suffisamment « épais » ou d’une durée trop courte, par rapport à la soirée ou au week-end.
Des VM toujours plus encadrés
Quant à la Charte encadrant les bonnes pratiques de la
VM, elle stipule entre autres que l’information délivrée doit s’appuyer sur les avis de l’autorité sanitaire. Elle interdit par ailleurs toute remise d’échantillons ou de cadeaux.
Cette interdiction d’ailleurs, semble respectée à la lettre… La Haute Autorité de Santé (HAS) l’a en effet signalé en 2009 dans un bilan centré sur l’application et l’efficacité de cette Charte. «
Les enquêtes ont montré une très forte diminution des remises de cadeaux et d’échantillons, et de proposition de participation à des enquêtes et études ‘marketing’ ». Un bon point suivi d’un moins bon : «
il n’a pas été possible de mettre en évidence une amélioration de la qualité de la visite médicale ou de la remise de documents officiels sur le médicament ».
Depuis quelque temps déjà, l’AQIM planche sur la question. L’association plaide «
pour la prise en compte d’indicateurs de qualité du discours du VM », explique Marie-Noëlle Nayel. Elle réfléchit également à un nouveau mode de rémunération. Aux Etats-Unis par exemple, un labo a décidé de ne plus accorder à ses VM de primes liées aux ventes. «
Supprimer le lien entre la prime des visiteurs médicaux et les ventes permettrait de récupérer de la crédibilité », reconnaît-elle.
Une chose paraît certaine : l’exercice de la profession de VM évoluera encore durant les prochaines années. D’ailleurs Xavier Bertrand, ministre en charge de la Santé, a promis d’en renforcer l’encadrement. Les
VM attendent de voir. Il est un point sur lequel ils ont une certitude : à la cafétéria du CHU, ils ne manqueront pas demain de sujets de conversation…