Féminicide au sein d’un couple : quelle prise en charge pour les enfants ?
29 janvier 2025
Que deviennent les enfants dont la mère a été tuée par le père ? Des experts internationaux, spécialisés dans les violences intrafamiliales, ont mis en commun leurs connaissances lors d’un événement organisé à Caen (Calvados) à la mi-janvier. Celui-ci marquait le lancement d'un consortium mondial dédié au soutien des enfants confrontés à ce drame. Cette initiative est portée par le Pr Eric Bui (Université de Caen Normandie) et la Pre Eva Alisic (Université de Melbourne, Australie). Objectif : soutenir au mieux ces enfants, afin qu’ils bénéficient d’un accompagnement adapté à leur situation. Entretien avec Eric Bui, spécialisé en psychotraumatisme.
En 2023, selon l’Onu, 85 000 femmes ont été tuées de manière intentionnelle, dont 60 % par un membre de leur famille, soit 140 victimes par jour. En France, 124 enfants ont perdu leur mère dans un féminicide en 2023, 22 étaient présents au moment du drame, 2 ont découvert le corps. Quel avenir pour ces enfants, victimes à part entière de ces violences responsables d’un retentissement psychologique majeur ? Le Pr Eva Alisic, spécialiste du trouble du stress post-traumatique chez l’enfant, a reçu une subvention australienne pour développer, sur cinq ans, des solutions afin d’améliorer l’accompagnement des enfants touchés par un homicide parental. L’évènement caennais contribuera à ce projet par le partage d’expériences, de données et de méthodologies, dans le but d’accélérer et d’améliorer la prise en charge de ces enfants. Le Pr Eric Bui, spécialiste du trouble du stress post-traumatique nous répond.
Quels sont les spécificités du deuil subi par un enfant dont la mère a été victime d’un féminicide perpétré par son père ?
Pr. Eric Bui : Le décès d’un être cher est l’une des épreuves les plus douloureuses d’une vie, et cela quel que soit l’âge. Il n’y a pas de manière “typique” ou “normale” de faire son deuil, et chaque travail de deuil est unique et individuel. Cependant, d’une manière générale, on peut dire que cette douleur et l’impact de la perte dans la vie de tous les jours diminue avec le temps. Cependant, dans certaines conditions, ce processus de deuil déraille, et la personne endeuillée reste bloquée, on parle alors de trouble de deuil prolongé. Un facteur important pour faire son deuil et pour ne pas se retrouver bloqué, et la présence d’un entourage solide, sur lequel s’appuyer.
Dans le cas d’un enfant qui perd un parent, une mère, mais cela peut aussi être un père, de la main de l’autre parent, on perd ses deux figures d’attachement à la fois, celle décédée, mais également l’autre, en prison, ou disparue. A cela se rajoute la difficulté de pouvoir trouver du soutien social ailleurs, ces situations étant souvent isolées et stigmatisées. Il est difficile de raconter à ses camarades de classe que son père est en prison parce qu’il a tué sa mère.
“L’exposition directe au meurtre ou la découverte du corps exacerbe l’effet traumatogène augmentant ainsi le risque de développer un trouble de stress post-traumatique.”
Comment caractériser et décrire le traumatisme et l’état psychologique de ces enfants ?
Le traumatisme de ces enfants est difficilement imaginable, avec un triple deuil, la perte du parent décédé, mais aussi celle de l’autre parent, et celle de la famille et du foyer. A cela se rajoute l’isolement social, la stigmatisation, et parfois même le traumatisme direct d’avoir été témoin des violences ou du meurtre.
Être présent lors du meurtre, découvrir le corps de sa mère… Qu’est-ce que cela change ?
Même sans exposition directe, la perte d’un être cher de manière soudaine est déjà un traumatisme en lui-même, et facteur de risque de développer un trouble de stress post-traumatique. Celui-ci associe la persistance de symptômes de reviviscence telle des cauchemars, des symptômes d’évitement comme refuser de se rendre sur des lieux rappelant le décès, des altérations des pensées et des émotions, comme le fait de ne plus rien ressentir, ou de ne plus faire confiance à personne, et enfin des symptômes d’hyperéveil comme des sursauts exagérés. L’exposition directe au meurtre ou la découverte du corps exacerbe l’effet traumatogène augmentant ainsi le risque de développer un trouble de stress post-traumatique.
Comment l’âge de l’enfant influence-t-il les conséquences psychologiques d’un tel événement ?
L’âge de survenue d’un tel traumatisme influe bien évidemment sur les conséquences, pas tant au niveau du deuil et du traumatisme, mais plus au niveau du développement psychologique. Ce n’est pas la même chose d’apprendre à devenir adultes sans parents quand on a 3 ans ou 17 ans. Cependant, les caractéristiques en fonction de l’âge sortent de mes compétences spécifiques, et il existe de toute façon bien trop de situations uniques, en fonction des violences qui précèdent le meurtre, et du soutien disponible après le meurtre.
Dispose-t-on de chiffres ? D’études ? (Combien d’enfants sont concernés ? Combien parviennent à s’en remettre ?)
Un observatoire des féminicides en France recense chaque année le nombre d’orphelins par féminicide, mais ne prend pas en compte les orphelins par homicide parental. De même, nous n’avons pas de chiffres cumulatifs, et à ma connaissance, il est difficile d’obtenir le chiffre exact de ces enfants en France à un moment donné. En outre, il n’y a pas de registre spécifique de ces enfants de sorte que leur devenir spécifique ne peut être étudié. Le Pr. Eva Alisic a ainsi œuvré aux Pays-Bas, au Royaume Uni, et en Australie, pour essayer d’obtenir un suivi systématique de ces enfants. C’est sur cette base qu’elle a décidé de créer ce consortium pour mettre en commun tous les efforts au niveau mondial.
“Il est ainsi urgent de pouvoir proposer un accompagnement personnalisé à ces enfants.”
Comment sont pris en charge ces enfants en France ? Que faudrait-il mettre en place pour mieux les accompagner et les aider à surmonter cette épreuve et leur trauma ?
En France, il existe le protocole féminicide qui propose une prise en charge immédiate de ces enfants, mais il n’existe pas de programme de soutien au long cours pour ces enfants, et ils sont ainsi suivis par l’aide sociale à l’enfance d’une manière généraliste et moins individualisée. Il est ainsi urgent de pouvoir proposer un accompagnement personnalisé à ces enfants. En ce qui concerne ce qu’il faut mettre en place, c’est toute la question, et la raison d’être de ce consortium.
Quels sont les objectifs du consortium organisé à Caen en janvier ?
Le Pr Eva Alisic a obtenu un financement australien sur 5 ans pour créer des ressources afin de mieux accompagner ces enfants au niveau mondial. Une première étape est d’identifier les personnes avec une expertise spécifique dans le domaine à l’échelle planétaire. La réunion scientifique à Caen a permis de réunir certaines d’entre elles, nous étions 34 de 12 nationalités différentes, avec des cliniciens, mais aussi que des administratifs de services sociaux, et des personnes ayant une expérience personnelle vécue.
A quoi ces objectifs doivent servir à l’avenir et à quel horizon ?
Le travail de notre groupe à Caen en janvier a permis de dégager plusieurs axes de travail pour les 5 ans à venir :
1) répertorier tout ce qui a déjà été fait à l’échelle internationale en termes de consultations auprès de personnes ayant une expérience vécue de cette situation, et identifier ce qu’il reste à explorer ;
2) répertorier toutes les données psychologiques sur le devenir de ces enfants disponibles dans le monde ;
3) établir un agenda de recherche international, c’est à dire identifier les questions de recherche les plus pertinentes que les chercheurs internationaux doivent aborder en priorité ;
4) et enfin créer une base de ressources contenant tout ce qui est connu et ce que nous aurons développé, à destination des personnes ayant vécu le meurtre d’un parent par l’autre parent, de leurs accompagnants, des cliniciens, des politiques, et des chercheurs. Il pourra s’agir de témoignage de personnes ayant vécu cette expérience, de documents d’information, de bases de données permettant de la recherche, des registres de questionnaires, etc…
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Source : Interview du Pr. Eric Bui, communiqué de l'université de Caen
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Ecrit par : Dorothée Duchemin – Edité par Emmanuel Ducreuzet