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Pr Flora Bat-Pitault : Lorsqu’un trouble des conduites alimentaires (anorexie mentale, boulimie, hyperphagie boulimique) s’installe, c’est souvent toute la famille qui bascule dans une véritable crise. Ces situations provoquent une forte inquiétude, des tensions, parfois même des violences verbales. Les émotions débordent, et les proches se retrouvent démunis, ne sachant plus comment réagir face à des comportements qu’ils ne comprennent pas. L’objectif est de les aider à mieux lire ce qui se joue, à différencier la personne atteinte du trouble lui-même.
On appelle cela l’externalisation. L’enjeu est d’identifier peu à peu les manifestations du trouble, de comprendre que certains comportements ou propos ne viennent pas directement du sujet, mais sont induits par la maladie : c’est le trouble qui agit à travers le patient. Cette mise à distance apaise les relations et désamorce certaines réactions émotionnelles négatives qui attaquent les liens entre les proches et la personne atteinte de TCA. Ce qui permet de maintenir une meilleure qualité relationnelle et favorise un environnement émotionnel davantage propice au rétablissement.
Oui, mais avec des nuances. Le retentissement sur la famille est systématique, mais son intensité varie selon le type de trouble et surtout l’âge de la personne concernée. Quand il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent, la famille est très impliquée dans la vie quotidienne, notamment autour des repas. Cette proximité renforce l’impact du trouble sur l’équilibre familial. Dans les cas d’anorexie mentale, la perte de poids peut être majeure et la dénutrition engage parfois le pronostic vital. Les parents vivent alors dans une peur constante, ce qui peut amplifier la crise familiale.
Chez les adultes, notamment en cas d’hyperphagie boulimique ou de boulimie, la dynamique est différente. Le trouble est souvent dissimulé, par honte, ce qui empêche la famille de comprendre ce qui se passe. Cela crée des tensions, de l’incompréhension, une perte de confiance.
Il s’agit de leur permettre de devenir de véritables partenaires du soin de leur proche. La plupart du temps, les familles ont déjà repéré beaucoup de choses. Mais elles ne parviennent pas toujours à en faire une lecture claire. La psychoéducation consiste à aider les familles à mieux repérer les symptômes des TCA. L’hyperactivité physique, par exemple, ne prend pas toujours la forme de séances intensives de sport. Ce sont souvent des micro-comportements discrets. Nous parlons également des comportements compensatoires comme les vomissements, le jeûne…
Le TCA peut ainsi être décrit comme des symptômes apparents et des éléments immergés – invisibles mais déterminants comme une peur intense, des angoisses diverses, parfois des traumatismes, du harcèlement, une dépression… Il est important que les proches comprennent que le trouble alimentaire est alors une tentative, pour la personne atteinte, de reprendre le contrôle. Au début, les symptômes de TCA soulagent, ils apaisent, c’est un refuge. D’où cette ambivalence des patients à quitter le trouble, que les proches ont souvent du mal à comprendre au début tant ils souhaitent, logiquement, voir disparaître les symptômes. Mais ces symptômes, qui au départ ont une fonction de soulagement pour le patient, finissent par se chroniciser et génèrent de la souffrance, alimentant un cercle vicieux. Le patient se retrouve piégé : même s’il en perçoit les effets négatifs, il ne parvient plus à s’en détacher.
Ce sentiment de culpabilité est en effet très fréquent. L’idée que la maladie est causée par un dysfonctionnement familial reste très ancrée, bien que largement contredite par les recherches scientifiques. Dans les années 1970-80, certains auteurs ont tenté de décrire des « familles anorexigènes ». Ces hypothèses ont été invalidées : aucune étude n’a en effet permis d’identifier un profil familial causal des TCA. Les recherches ont ainsi évolué : plutôt que de désigner la famille comme cause, elles s’intéressent à la façon dont le trouble impacte la dynamique familiale, et ce qui peut soit entretenir le trouble, soit favoriser son amélioration.
Les familles ne sont plus aujourd’hui considérées comme des « co-patients », mais comme des co-thérapeutes que l’on implique activement dans les soins en leur transmettant des repères et en les aidant à identifier ce qui, dans leurs réactions ou leur posture, peut soutenir le travail thérapeutique. L’objectif est de sortir de l’accommodation avec les symptômes de la maladie, d’apaiser les relations familiales pour permettre l’indispensable renutrition et le mieux être psychique.
Les repas et l’application du protocole alimentaire à la maison dans l’anorexie mentale est un exemple évident. Ce protocole vise à permettre la renutrition et progressivement à normaliser l’alimentation du patient. Le rôle des parents est d’accompagner ces repas de manière efficace. C’est loin d’être simple au début et pour cela, il est important de leur donner des outils concrets, transmis et expérimentés avec eux, notamment à travers les repas thérapeutiques. Le parent doit arriver à expliquer à son enfant : « Ce protocole correspond à ce qui est nécessaire pour t’aider à aller mieux. » On conseille de garder une posture calme, patiente et empathique, d’éviter les sujets anxiogènes pendant le repas (corps, régime, quantité), d’introduire des éléments de diversion : parler d’un sujet qui intéresse l’adolescent, évoquer un souvenir agréable… et de limiter la durée du repas : 45 minutes à 1 heure maximum. Mais aussi de prévoir un temps d’après-repas pendant lequel le patient n’est pas seul afin de l’aider à tolérer ce moment difficile sans se replier sur des comportements compensatoires.
Les approches familiales sont plus efficaces que celles qui se limitent à l’individu, en particulier chez les enfants et les adolescents. La manière d’envisager le soin familial varie selon les lieux et les ressources disponibles. Il existe de la guidance parentale et différents types de groupes destinés aux parents. Certains groupes sont plutôt psychoéducatifs : ils visent à expliquer les symptômes, à faire comprendre les mécanismes, à transmettre des outils concrets. D’autres sont plus centrés sur le soutien : les parents ont déjà acquis un certain nombre de compétences, mais ont besoin d’échanger avec d’autres familles, de sortir de l’isolement, de partager ce qui a fonctionné ou non, au fil des séances. Des thérapies unifamiliales ou multifamiliales dans l’anorexie mentale et plus récemment dans la boulimie sont proposées.
Source : D’après l’interview du Pr Flora Bat-Pitault, pédopsychiatre, cheffe de service de l’Espace Arthur au CHU de Marseille. Elle est responsable du module sur les approches familiales du DU TCA national enfant-ado et secrétaire de la Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB) qui regroupe l’ensemble des professionnels impliqués dans la prise en charge des TCA sur le territoire (interview réalisée le 04 juin 2025).
Ecrit par : Hélène Joubert ; Édité par Emmanuel Ducreuzet