Pourquoi retient-on mieux les mauvais souvenirs que les bons ?
28 septembre 2022
C’est une impression tenace : les souvenirs désagréables nous reviennent plus facilement en mémoire que les souvenirs plaisants. Mais est-ce une réalité ? Et si oui, sur quoi repose-t-elle ? Voici quelques éléments de réponse avec le Pr Patrik Vuilleumier, professeur au département de neurosciences et codirecteur du laboratoire cerveau et comportement de l’Université de Genève.
Destination Santé : Est-il vrai que les souvenirs difficiles s’impriment mieux dans la mémoire ?
Pr Patrik Vuilleumier : Oui, et il y a plusieurs niveaux d’explication. D’abord, dans la mesure où la vie est davantage faite de choses banales ou répétitives, on tend à être plus sensible à ce qui sort de l’ordinaire, à mieux capter des choses inhabituelles, que l’événement soit agréable ou désagréable. La mémoire fonctionne sur cette base : on retient mieux quelque chose qui est nouveau. Mais il y a aussi un effet qui est dû directement aux émotions évoquées par une situation donnée.
D.S. : Comment le cerveau opère-t-il la distinction entre un événement « bon » ou « mauvais » ?
Pr P.V. : Notre cerveau est fait pour évaluer la valeur d’un événement, et en particulier détecter des menaces potentielles. Lors d’une expérience négative, un certain nombre de systèmes cérébraux vont réagir et se mettre en alerte, dont celui de l’amygdale dont le rôle est de détecter les événements émotionnellement saillants, qui peuvent par exemple provoquer la peur. L’amygdale est en contact direct avec une autre région adjacente, l’hippocampe, qui est impliquée dans la mémoire. On sait qu’il y a des connexions très denses entre ces deux régions, de telle sorte que quand l’hippocampe enregistre un événement, si l’amygdale est activée en parallèle par la signification émotionnelle de cet événement, elle va envoyer un signal à l’hippocampe. La trace de ce signal sera plus forte, durera plus longtemps, et sera réactivée plus facilement.
D.S. : D’autres mécanismes entrent-ils en jeu ?
Pr P.V. : L’amygdale est aussi impliquée dans la réaction et l’alerte à ce qu’il se passe. Elle augmente les mécanismes d’attention et active le système de stress, qui déclenche à son tour la synthèse de différentes hormones, dont le cortisol et l’adrénaline. Lorsqu’il est libéré dans le cerveau et dans le sang, le cortisol induit une série de cascades chimiques, qui peuvent modifier l’expression de certains gènes. Cela va également renforcer et faire persister les traces de l’événement dans les circuits neuronaux. Enfin, les régions sensorielles impliquées dans l’audition et la vision, lorsqu’elles ont été confrontées à des événements négatifs, semblent elles aussi en garder des traces durables.
D.S. : Tous les événements négatifs laissent-ils des traces profondes ?
Pr P.V. : C’est une question de degré et de durée : lorsque vous avez eu peur pour votre vie, la trace sera bien évidemment plus profonde que pour un simple désagrément. D’autres facteurs peuvent favoriser la persistance de la trace : des expériences antérieures que l’on a vécu auxquelles viennent s’ajouter des événements traumatiques, et qui vont donc réactiver et consolider les traces. Chez certaines personnes, même si un phénomène négatif ne s’est produit qu’une seule fois, il aura tendance à se réactiver un peu trop facilement. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.
D.S. : Et les bons souvenirs ? Parviennent-ils à laisser des traces ?
Pr P.V. : Il y a des choses communes et des différences entre les traces laissées par les bons et les mauvais souvenirs. La principale différence, c’est qu’il suffit d’un seul événement négatif pour qu’il s’imprime de façon marquée, voire quasiment indélébile dans le cerveau : c’est le cas du syndrome de stress post-traumatique. A l’inverse, pour qu’un souvenir plaisant laisse une trace qui perdure et influence un comportement, il faut qu’il se répète.
D.S. : Peut-on atténuer les traces laissées par un mauvais souvenir ?
Pr P.V. : C’est possible, même « seulement » en parlant. C’est sur cette base que sont fondées les thérapies comportementales et cognitives : on reparle de certains événements, on reconstruit les souvenirs, les représentations, et l’on peut, ainsi, contribuer à modifier les connexions et donc les traces laissées dans le cerveau. En parallèle, la recherche en neurobiologie travaille sur la possibilité de concevoir des molécules qui pourraient agir sur la consolidation des connexions consécutives à un événement stressant. L’objectif est d’inhiber la mémoire des souvenirs négatifs, a posteriori. Enfin, c’est encore assez peu utilisé mais l’administration d’un bêtabloquant (le propranolol, ndlr) semble avoir une efficacité dans le traitement du syndrome de stress post-traumatique : en perturbant la réactivation des souvenirs douloureux, il en réduit les symptômes.
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Source : Interview du Pr Patrick Vuilleumier, professeur au département de neurosciences et codirecteur du laboratoire cerveau et comportement de l’Université de Genève - Septembre 2022
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Ecrit par : Charlotte David - Edité par : Vincent Roche