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Grégory, Dupont de Ligonnès, Ranucci, Daval, Romand, Fourniret, Dominici… Autant d’affaires criminelles qui ont passionné et passionnent encore les Français. En témoignent les émissions et les podcasts, toujours plus nombreux, sur le sujet. Mais pourquoi une telle fascination ?
Au terme de « fascination », Fleur Infante, psychologue criminologue au CHU de Brest, préfère celui « d’intérêt ». « Étymologiquement, la fascination est un envoûtement », nous explique-t-elle. Cette précision apparaît fondamentale. « La fascination fissure l’esprit critique. Elle tend à admettre comme vérité incontestable ce qui est dit, elle se joue dans l’immédiateté et l’affect. L’intérêt, lui, conserve les défenses critiques. »
Rectification faite, cet intérêt donc, repose sur des ressorts psychologiques profonds. D’abord, une curiosité primaire face à l’interdit. « Nous sommes poussés à vouloir regarder, de manière irrésistible, ce qui se passe derrière la porte de l’interdit », analyse la spécialiste. Cette pulsion voyeuriste « quasi régressive » nous permet d’explorer, sans danger, « nos propres pulsions sadiques et masochistes ».
Il y a également une dimension cathartique. Pour certains, ces récits permettent « de décharger leur pulsion violente par une colère, une indignation ». Pour d’autres, c’est paradoxalement « reposant, parce qu’il n’y a pas à réfléchir, pas besoin d’avoir une attention soutenue, on sait la plupart du temps comment cela se termine. »
Le fait criminel possède une caractéristique unique : il « convoque tout le monde, indistinctement de son histoire personnelle, de sa classe sociale, culturelle, de son âge », souligne Fleur Infante. « Pas besoin d’être spécialiste ou d’avoir de connaissance pour écouter le fait criminel… et se prononcer dessus. » Nous avons en effet tous nos certitudes sur tel ou tel crime.
Cette universalité s’explique notamment par les mécanismes d’identification qu’il déclenche. Nos attentes sont formatées : « Le criminel est souvent un homme, adulte venant de l’extérieur, une figure de monstre dont les comportements sont teintés de sadisme, de violence extrême. » Le fait divers fonctionne alors comme un conte moderne qui nous permet d’appréhender le mal tout en restant à distance sécurisante.
Mais l’inverse peut être vrai aussi. « Il peut y avoir une dissonance qui contrecarre la fantasmatique que l’on a du criminel lorsque, par exemple, l’auteur est une femme, si c’est quelqu’un de la famille ou de l’entourage. » Cette dissonance explique le succès particulier des affaires qui contredisent notre représentation habituelle du criminel. « On cherchera alors à comprendre, on acceptera plus volontiers que la cause de leur action est le résultat de ce qu’ils ont subi dans leur parcours de vie. »
Enfin, l’identité des victimes agit également sur notre empathie : « une femme, un enfant, une vulnérabilité suscitant la révolte, l’indignation et le désir de sauver et protéger. » C’est ce qu’on appelle parfois la « loi du mort-kilomètre » : plus la victime nous ressemble et plus le drame s’est produit près de chez nous, plus nous y serons sensibles et donc enclins à nous intéresser à l’affaire.
L’intérêt pour les faits divers a sans doute toujours existé. A la fin du 19e siècle, en Angleterre, Jack l’éventreur a permis aux journaux de voir leurs ventes s’envoler. Avec son roman De sang froid en 1966, sur le meurtre d’une famille par deux jeunes truands, Truman Capote rencontrait un succès mondial.
« Mais notre relation aux faits divers a profondément changé avec la révolution numérique », précise Fleur Infante. « L’introduction de l’image a libéré notre pulsion scopique (le fait d’éprouver du plaisir à regarder) et laisse peu de place à l’imagination ou l’interprétation. »
Les codes du langage ont également évolué : « Il s’agit rarement d’un traitement analytique », mais davantage d’une surenchère émotionnelle « avec l’utilisation massive d’adjectifs : un meurtre abominable, un crime atroce… ». Cela joue sur la corde sensible et court-circuite en quelque sorte notre capacité à prendre du recul.
Enfin, la démocratisation de la production de contenu a bouleversé l’écosystème médiatique. Faites entrer l’accusé, L’heure du crime, Hondelatte raconte, Enquêtes criminelles… « Il n’y a plus besoin d’être d’un domaine spécialisé ou avoir une connaissance scientifique pour produire ce genre de documentaire », rapporte la criminologue. Résultat, « nous ne sommes, depuis bien longtemps, non plus dans l’information mais dans l’incarnation. Tant chez celui qui raconte que chez celui qui écoute. »
Les plateformes de streaming comme Netflix ont par ailleurs amplifié ce phénomène en proposant des formats immersifs, des séries documentaires, avec des rebondissements, des révélations, des reconstitutions. Tous ces supports nous plongent dans des univers criminels pendant des heures, brouillant encore davantage la frontière entre information et divertissement. « Tout cela sature notre système perceptif. »
Devons-nous pour autant nous inquiéter de cet intérêt « macabre » ? En fait, notre fascination pour les faits divers n’est pas nécessairement « malsaine », précise Fleur Infante. Cette attraction nous renseigne sur notre fonctionnement psychique et social.
« L’imagination comporte en elle-même un interdit de passer à l’acte soi-même. Il y a une forme de frisson », explique-t-elle. Frisson qui peut parfois générer des dynamiques sociales positives. « Le sentiment d’injustice pourra provoquer par exemple une vigilance, encourager un mouvement fédérateur (les marches blanches, les propositions d’aide à rechercher la victime, la création d’association…). »
Preuve supplémentaire que s’intéresser aux « true crimes » n’augmente pas le risque criminogène : différents travaux ont déjà montré que le public intéressé par la criminologie est majoritairement féminin, alors que les femmes sont une population moins délinquante que les hommes.
La criminologue met néanmoins en garde contre certaines dérives : « ce qui pourrait être pathologique, ce serait de s’intéresser exclusivement à ce champ et de ne plus avoir aucune barrière analytique. À trop s’y intéresser, cela stimule trop l’anxieux, celui qui est dans l’anticipation permanente, nourrissant le registre paranoïaque, que le monde n’est fait que de violence, que la menace est permanente. »
En définitive, notre rapport aux faits divers fonctionne comme un miroir : il reflète nos peurs collectives, nos fantasmes, nos valeurs et nos tabous.
Source : Interview de Fleur Infante, psychologue criminologue au CHU de Brest
Ecrit par : Vincent Roche – Edité par : Emmanuel Ducreuzet