Enfants victimes d’inceste : « la vie devient de la survie »

21 novembre 2023

La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles, la Ciivise, a rendu public vendredi son rapport sur les violences sexuelles sur mineur. Parmi ses 82 préconisations : l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineur. Plusieurs pays européens l’ont déjà adopté, comme la Suisse, les Pays-Bas et le Danemark. Aujourd’hui, il est possible de déposer plainte, pour un viol, jusqu’à 30 ans après la majorité, soit l’âge de 48 ans. Au-delà, plus aucune poursuite judiciaire n’est envisageable. Pourquoi la loi doit-elle changer ? Entretien avec Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie, fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie et membre de la Ciivise. 

L’une des mesures phares préconisées par la Ciivise est l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineurs. Pourquoi faut-il changer la loi ?

Les violences sexuelles faites aux enfants sont de graves violations des droits humains, commises sur des personnes extrêmement vulnérables, qui ne peuvent pas se défendre, qui ne peuvent pas dénoncer et qui mettent de très nombreuses années à pouvoir le faire. Ces crimes sont reconnus par le droit européen comme des crimes cruels, dégradants et inhumains. Pourtant, les agresseurs jouissent d’une impunité quasi-totale. L’imprescriptibilité est un moyen de permettre à toutes les victimes de pouvoir aller en justice et faire poursuivre leur agresseur. C’est aussi un moyen de protéger d’autres enfants, car ces agresseurs sont le plus souvent des agresseurs en série. Surtout, l’imprescriptibilité permettrait ne pas être empêcher de porter plainte en raison du temps qui passe. Un quart des victimes d’inceste ont moins de 5 ans. La grande majorité a moins de 10 ans. Pression de la famille, pression sociale… Comment pourraient-elles porter plainte ?

En outre, certaines victimes ne se souviennent pas de ce qu’elles ont subi…

Les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles sur mineurs sont extrêmement lourdes et à très longs termes. Les victimes présentent notamment les troubles dissociatifs et une amnésie traumatique qui peuvent durer de nombreuses années, surtout lorsque la victime est proche de son agresseur. On sait que dans 80 % des cas, ce sont des proches qui commettent les violences. 40 % des victimes présentent alors des amnésies traumatiques de longue durée. Le chiffre grimpe à 50 % lorsqu’il s’agit de viols commis par un membre de la famille sur des enfants très jeunes. Plus les enfants sont jeunes et plus ils sont exposés à leur agresseur, plus le risque qu’ils développent des troubles psycho-traumatiques, avec syndrome dissociatif et amnésie traumatique dissociative, est important.

Concrètement, quels mécanismes se mettent en place dans le cerveau des victimes ?

Tout d’abord survient la sidération, au moment même où les violences sont subies. On l’observe chez les victimes des violences les plus graves – tuerie de masse, attentat, viol – mais chez les enfants, particulièrement vulnérables, les troubles sont encore plus sévères. Le stress est si intense que la victime est comme paralysée. Elle ne peut pas crier, ni se défendre. L’amygdale cérébrale – qui commande nos réactions face au stress – envoie des signaux d’alarme. L’alarme monte en puissance en secrétant de plus en plus d’adrénaline et de cortisol qui sont les hormones du stress. A trop forte dose, l’adrénaline représente un risque vital pour le cœur et le cortisol pour le cerveau. Pour se protéger, ce dernier fait disjoncter le circuit de l’émotion. Le circuit émotionnel et le circuit de la mémoire ne sont plus connectés ensemble, l’enfant se retrouve dans une sorte de brouillard sur les événements. Emotions et mémoire n’étant plus connectées, le souvenir n’a pas disparu mais il n’est pas accessible. Tant que la victime est dissociée, elle est aussi anesthésiée émotionnellement.

“Les victimes se trouvent dans un état de terreur permanent car elles peuvent revivre les événements à tous moments.”

 

L’enfant peut alors ne pas se souvenir des faits durant des années ?

Oui. Les souvenirs des événements reviennent, lorsqu’ il n’y a plus de dissociation. Cela survient lorsque la victime n’est plus exposée à son agresseur. Dans les situations d’inceste il faut parfois attendre l’âge de 30, 40 voire 50 ans pour ne plus être en contact de son agresseur. Alors, la protection mise en place par le cerveau saute et les émotions sont reconnectées. La mémoire traumatique devient alors très envahissante et fait revivre à la victime les événements à l’identique.

C’est-à-dire ?

C’est comme une machine à remonter le temps. Les victimes se trouvent dans un état de terreur permanent car elles peuvent revivre les événements à tous moments. Un bruit, une situation, une odeur… et elles ressentent les mêmes émotions terrifiantes ressenties lors des agressions. C’est pourquoi les victimes mettent en place des stratégies très coûteuses pour leur vie : conduite à risque, mise en danger … dans le but de retrouver cette déconnexion des émotions et ne plus ressentir cette terreur permanente. C’est aussi pourquoi les violences sexuelles sur mineures et surtout l’inceste impactent la santé physique et mentale tout au long de la vie d’adulte.

La Ciivise préconise un repérage systématique des enfants vulnérables. Chez un enfant, quels sont les signes qui doivent alerter ?

Les symptômes sont ceux de la souffrance : phobies, crises d’angoisse, dépression, idées suicidaires, troubles alimentaires, troubles du comportement, mise en danger, peur, stress, cauchemar, violences… Mais les enfants qui subissent les violences les plus graves et qui y sont continuellement exposés sont ceux qui présentent le moins de symptômes visibles. Ils sont en état de choc et sont totalement déconnectés émotionnellement d’eux-mêmes. Peu de gens connaissent la dissociation émotionnelle et on pense que ces enfants sont dans la lune ou indifférents… Et ce sont ceux qui sont à l’abri de leur agresseur qui présentent les symptômes les plus bruyants de mémoire traumatique. C’est pourquoi il faut poser la question à tous les enfants et pas seulement à ceux pour lesquels on a des doutes.

Pourquoi est-il crucial de prendre en charge ces enfants le plus précocement possible ?

Ne pas soigner immédiatement cette mémoire traumatique est une perte de chance monumentale pour les victimes. Ils vivent un enfer permanent et la vie devient de la survie. Les 30 000 témoignages reçus par la Ciivise incarne cette réalité. Comme le dit son co-président Edouard Durand, « c’est un présent perpétuel de la souffrance ». Ils vivent un enfer et la vie devient de la survie.

  • Source : Interview de Muriel Salmona, psychiatre, fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie

  • Ecrit par : Dorothée Duchemin – Edité par : Emmanuel Ducreuzet

Aller à la barre d’outils