Grossesse et alcool, l’histoire d’un ménage maudit
04 novembre 2013
Message de prévention finlandais datant des années 70 (“Qui donne un whisky à son bébé?”) ©Destination Santé
« Zéro alcool pendant la grossesse. » Cette recommandation, généralement bien connue des futures mamans mais dont beaucoup trop choisissent encore de l’ignorer, est paradoxalement très récente. Associé à un logo apposé sur le conditionnement de toutes les boissons alcooliques ou alcoolisées, ce conseil n’est officiellement systématique en France que depuis… 2007 ! Pourtant, les preuves scientifiques des méfaits de l’alcool sur le fœtus ont déjà plus de 40 ans. Le Pr Roger Nordmann, spécialiste en biochimie médicale, président-fondateur de la Société européenne de Recherches biomédicales sur l’Alcoolisme et membre de l’Académie nationale de médecine, se bat depuis des années pour que les femmes prennent pleinement conscience des risques qu’elles font supporter à leurs enfants à naître…
Les méfaits de l’alcool sur le fœtus sont longtemps, très longtemps passés inaperçus. A tel point que la toute première observation en la matière ne date que de 1968. « Il y a seulement 45 ans donc, le Dr Paul Lemoine, un pédiatre nantais, a décrit un ensemble d’anomalies physiques et comportementales chez des enfants issus de mères alcooliques », raconte le Pr Nordmann. Le Dr Lemoine fut d’abord frappé par une série de malformations bien visibles affectant le visage. « Des paupières étroites, un nez long et aplati, une lèvre supérieure particulièrement mince et une hypoplasie (un développement insuffisant, n.d.l.r.) des maxillaires supérieurs. Ces anomalies aujourd’hui, sont bien connues par les spécialistes. »
Pourquoi cette découverte a-t-elle eu lieu à Nantes ? « La Bretagne connaissait une alcoolisation probablement plus marquée que d’autres régions », note Roger Nordmann. « De plus, il s’agit bien sûr de la conjonction d’une zone de prévalence élevée et d’un esprit scientifique éclairé. » Mais le Dr Lemoine ne s’est pas contenté d’observer. Il a également réalisé une étude de cohorte assez significative. « Il a publié celle-ci dans une revue scientifique régionale, l’Ouest médical. Il y consignait ses observations de 127 enfants nés de mères qui avaient consommé des boissons alcooliques au cours de leur grossesse », poursuit-il.
« Publier dans une revue régionale, en français de surcroît, c’était a priori la meilleure façon de ne pas toucher le monde scientifique international », assure non sans ironie le Pr Nordmann. « Il fallut bien 5 ans pour que des confrères américains de Seattle, reprennent ces observations et les fassent connaître du monde entier. » Depuis lors, les conséquences de l’alcoolisation pendant la grossesse ont été décrites et référencées sous l’appellation officielle de Syndrome d’Alcoolisation fœtale (SAF).
Des altérations pas toujours visibles
Le SAF rassemble une série d’altérations morphologiques associées à des anomalies congénitales des organes profonds, et à un trouble du comportement. « Ce dernier aboutissant souvent à une absence de cursus scolaire normal et à une vie perturbée par des difficultés d’insertion sociale », souligne Roger Nordmann. Chaque année en France, ce « grand syndrome » concerne 1 nouveau-né sur 1 000. C’est la première cause de retard mental d’origine non génétique chez l’enfant. Il en cache pourtant d’autres, encore souvent ignorés, car peu visibles. Chez les enfants dont les mères ont consommé de l’alcool pendant la grossesse, même en quantité dite « raisonnable », « un ensemble de petits troubles peuvent apparaître après la naissance », explique Roger Nordmann. « Un retard de développement intellectuel, des troubles de la mémoire et du comportement, mais aussi une difficulté d’insertion sociale »…. Cet ensemble est aujourd’hui qualifié de Troubles causés par l’Alcoolisation fœtale (TCAF).
Mais qu’entend-on alors par « alcoolisation fœtale » ? Concerne-t-elle uniquement les enfants nés de mères alcooliques, ou bien une simple coupe de champagne peut-elle avoir des effets néfastes sur l’enfant ? « Les TCAF peuvent être observés chez des enfants dont les mères sont loin d’être des alcooliques », insiste le Pr Nordmann. Pour preuve, « des études chez l’animal ont permis d’observer que même de petites doses d’alcool entraînaient des perturbations. » Alors quelle est la limite en dessous de laquelle la femme n’expose pas son enfant ? « Les connaissances scientifiques actuelles ne permettent pas de déterminer un niveau de consommation d’alcool sans risque pour l’enfant à naître. », rappelle-t-il. De plus « chez le fœtus, l’enzyme essentiel permettant de métaboliser l’alcool n’est pas ou peu développé. De sorte que chez la femme enceinte, la concentration d’alcool est plus élevée dans le liquide amniotique que dans le sang de la mère ! »
De plus, « il a été établi que tous les stades de la grossesse étaient concernés », répète-t-il. « Le premier trimestre correspond à une période particulièrement délicate, car l’alcool interfère surtout avec la formation du système nerveux, dont le cerveau, en perturbant la structure et la migration des neurones. » Cette action est donc susceptible de provoquer, tout au long de la grossesse, des anomalies des neurones ou des connections entre ces derniers au niveau du cerveau de l’enfant à naître.
Le Pr Roger Nordmann de l’Académie nationale de médecine. ©Destination Santé
La mauvaise influence… des aînées
Aujourd’hui encore, un récent Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) souligne que 23% des femmes enceintes consomment de l’alcool. « Je suis surpris et extrêmement déçu » de cet état de choses, révèle Roger Nordmann. « Nous nous battons pourtant depuis longtemps pour diffuser ces notions. » Une des réussites dans cette lutte : un pictogramme, obligatoirement apposé sur l’étiquette de toutes les bouteilles d’alcool, montre le profil d’une femme enceinte buvant un verre, barré d’un signe interdit. « Malheureusement, le texte obligeant les producteurs à imprimer ce logo ne précise ni sa taille, ni sa couleur ni l’endroit où il doit être placé sur la bouteille », se désole-t-il. Résultat, « Actuellement, il existe bien sur toutes les bouteilles mais il est parfois si petit qu’il en devient totalement illisible. » Le Pr Nordmann espère « obtenir un amendement précisant la taille, la couleur et l’emplacement du logo, pour le rendre repérable de tous ».
Pour faire passer le message « zéro alcool », « il reste énormément de travail », confie-t-il. Mais Roger Nordmann ne perd pas espoir. Alors que la première découverte des conséquences de l’alcool sur le fœtus a eu lieu dans notre pays, « la France a paradoxalement été en retard en matière de prévention ». Le Canada et les pays scandinaves quant à eux, sont en avance depuis les années 70. Pour expliquer le retard français et la difficulté de voir appliquer les messages de prévention, Roger Nordmann insiste sur le rôle… des grand-mères. « Lorsqu’elles-mêmes étaient enceintes, le problème n’était pas connu. Elles ont donc tendance à dire : ‘Moi j’ai bu pendant que j’étais enceinte de toi et tu n’es pas si mal que ça !’ » Par ailleurs, « certains acteurs de santé publique négligent d’attirer l’attention des femmes enceintes ou susceptibles de le devenir sur les risques liés à la consommation d’alcool sur le déroulement de la grossesse et l’avenir du futur enfant ». L’alcool pendant la grossesse reste donc ainsi, encore aujourd’hui, un important problème de santé publique.
Ecrit par : Dominique Salomon – Edité par : Marc Gombeaud
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Source : interview du Pr Roger Nordmann, spécialiste en biochimie médicale, président-fondateur de la Société européenne de Recherches biomédicales sur l’Alcoolisme et membre de l’Académie nationale de médecine, 26 juin 2013