Quand la chirurgie panse le cœur des hommes
05 mars 2012
« Banni (soit) celui qui osera toucher au cœur ». Le muscle cardiaque symbole de l’amour, a longtemps représenté l’essence même de la vie. Personne, pas même les médecins, n’avait le droit de le manipuler. Pionnier de la chirurgie générale au début du XIXe siècle, l’Allemand Theodor Billroth ne faisait alors qu’énoncer un principe unanimement reconnu… jusqu’au XXe siècle. Ce n’est qu’au décours de la Seconde Guerre mondiale que certains praticiens audacieux commenceront à écrire l’histoire de la chirurgie cardiaque. Une histoire… palpitante, de la première circulation extracorporelle à la transplantation cardiaque, en passant par la quête du cœur artificiel. Elle nous est contée par le Pr Daniel Loisance. Cet ancien chef de service de chirurgie thoracique et cardiovasculaire à l’hôpital Henri Mondor de Créteil est l’un des membres de l’Académie nationale de médecine.
C’est l’accès généralisé à l’anesthésie et aux antibiotiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a véritablement permis l’essor de la chirurgie. Dès lors, certains chirurgiens se sont intéressés au muscle cardiaque. « On s’était enfin affranchi du concept qui interdisait de toucher au cœur », raconte le Pr Loisance. Pour intervenir sur ce dernier, il fallait parvenir à l’arrêter momentanément, puis à le relancer. Pour ce faire, il était donc nécessaire durant le temps de l’opération, de remplacer le travail de pompage réalisé par le muscle. La circulation sanguine en effet ne doit jamais être interrompue. Pour y parvenir, les médecins ont imaginé la circulation extracorporelle (CEC). En clair, le sang doit être oxygéné puis pompé par un appareillage extérieur au corps du malade, qui effectue le travail normalement effectué par le muscle cardiaque.
La première intervention intra cardiaque a été réalisée en 1955 chez un enfant, relié à sa mère. « Le sang artériel avait été dérivé en canulant les artères fémorales des deux patients », poursuit Daniel Loisance. Le cœur de la mère pompait le sang de son enfant, lui permettant ainsi de continuer à circuler. L’opération a fonctionné, et le cœur de l’enfant a redémarré. La mère hélas, est décédée. Néanmoins nous explique Daniel loisance, « le concept était validé ! Du coup, quelques esprits originaux l’ont testé… avec une soupière », raconte-t-il avec enthousiasme. Celle-ci recueillait le sang du malade, l’oxygénant dans une atmosphère saturée en oxygène pour ensuite le pomper vers le malade sans avoir besoin du muscle cardiaque. Une simple pompe faisait circuler l’hémoglobine depuis le corps jusqu’à la soupière, et inversement. La circulation extracorporelle était née !
Avec les antibiotiques, l’anesthésie et les anticoagulants, les cardiologues disposaient enfin de tous les outils nécessaires pour réparer les défauts du cœur humain. « Les années 1955-1960 furent celles de toutes les premières : réparations valvulaires, remplacements aortiques, corrections de malformations congénitales, premières valves cardiaques… », énumère Daniel Loisance, encore stupéfait aujourd’hui de l’intrépidité de ses prédécesseurs. « Durant cette période ‘archi-héroïque’, tout était sous la responsabilité de chirurgiens audacieux qui n’avaient aucune limite. Ils n’avaient que leur conscience… ».
Des opérations spectaculaires aux interventions de routine
« A mes débuts, dans les années 60, j’ai assisté à des opérations spectaculaires », se souvient-il. De nouvelles techniques étaient apparues pour réaliser la CEC. « On utilisait alors des oxygénateurs à usage unique. C’étaient des treillis de fils métalliques qui recevaient des couches minces de sang et se sursaturaient en oxygène. Le sang arrivait bleu, et ressortait rouge ». Les techniques n’ont cessé ensuite, de s’affiner. Des treillis métalliques, « nous sommes passés aux réservoirs rigides avec de la mousse de silicone puis des feuilles de téflon, véritables poumons artificiels », ajoute-t-il. « C’était spectaculaire, mais folie ! », se souvient Daniel Loisance. Il garde en particulier à l’esprit le cas d’un patient d’une vingtaine d’années, opéré en 1967 d’un syndrome de Marfan. « Venu en train le matin de Strasbourg, il est reparti dans un cercueil » nous confie-t-il. « J’étais effondré. Dix ans plus tard, ce patient aurait survécu ».
En effet, les dix années entre 1965 et 1975 se sont révélées être une période clé. Toutes les ‘premières’ ont été affinées. Elles se sont alors, progressivement transformées en interventions de routine. « D’une chirurgie héroïque induisant un risque élevé pour le patient, nous sommes passé à des opérations banales, sûres, reproductibles et parfaitement prédictibles… », assure le Pr Loisance. « Aujourd’hui, qui a peur d’un pontage, qui est effrayé de se faire remplacer une valve ? Personne ! Je suis encore stupéfait », souffle-t-il, admiratif de l’évolution fulgurante de sa discipline.
La bataille entre le cœur artificiel et la transplantation
Que restait-il à réaliser aux chirurgiens du cœur ? Le remplacement du cœur défectueux, bien sûr. « Dès les années 1955, les médecins ont expérimenté le cœur artificiel sur des animaux », rappelle Daniel Loisance. Mais en 1962, John F. Kennedy, le président des Etats-Unis, décide de privilégier le projet d’envoyer un Américain sur la lune plutôt que celui de fabriquer le cœur artificiel. « Tout s’est arrêté dans ce domaine, jusqu’aux années 1980 », raconte-t-il. Pourtant, « ça fonctionnait ! En 1976, Michael E. DeBakey a réalisé une dérivation, c’est-à-dire un cœur artificiel non implanté. Et ensuite, Denton Cooley a implanté le premier cœur artificiel. Le patient a survécu 5 jours… ».
Entre temps, l’aventure de la transplantation cardiaque poursuivait son propre chemin. « Jusqu’aux années 1970, on ne pouvait pas transplanter de cœur humain. Pour la simple et bonne raison qu’on ne savait pas prélever un cœur battant sans être accusé d’homicide involontaire. Ce n’est que lorsque la mort cérébrale a remplacé l’arrêt cardiaque pour définir le décès, qu’on a pu expérimenter sur l’homme ».
La première transplantation cardiaque a été réalisée par un chirurgien sud-africain devenu célèbre, le Pr Christiaan Barnard. C’était le 2 décembre 1967. Mais trois ans plus tard, un événement a marqué le coup d’arrêt brutal de ces interventions : « la publication de la Une du magazine américain Life. Elle montrait les visages de 5 transplantés cardiaques et affichait ‘Que sont-ils devenus ? Ils sont tous morts’ », ajoute-t-il. Il faudra attendre 1977 et la découverte de la ciclosporine, pour que ces interventions chirurgicales reprennent. « Ce produit magique a permis de réduire la fréquence des rejets et leur gravité », s’enthousiasme le Pr Loisance, en observateur avisé de tous ces événements historiques.
L’avenir sera génétique
De son côté la recherche sur le cœur artificiel a repris en 1983, à Salt Lake City, aux Etats-Unis. Sélectionné parmi de nombreux prétendants pour son esprit de pionnier voire de « cowboy », Barney Clarke fut le premier receveur humain de cœur artificiel au monde. Opéré par le chirurgien William DeVries, ce patient a vécu 100 jours « tout juste. Tous les journaux en ont parlé », note le Pr Loisance, sceptique vis-à-vis du cœur artificiel. « Ce sera toujours trop gros et compliqué. Et d’autres solutions sont en train de voir le jour », ajoute-t-il.
La transplantation de son côté, « si elle est magique au plan individuel, est un non-sens épidémiologique », poursuit-il. Il y a en effet bien trop peu de greffons pour tous les malades en attente de greffe. D’où viendra donc le salut pour le cœur ? « Tous les systèmes d’assistance circulatoire fonctionnent et sont miniaturisés. Mais surtout, on commence à savoir régénérer les tissus. Avec l’évolution du génie génétique, de la thérapie cellulaire, de la pharmacologie, on implantera de petites pompes provisoires, le temps de réparer les cellules cardiaque endommagées ou malades », se réjouit Daniel Loisance. « C’est le paradoxe de l’évolution de la science : on aura travaillé 40 ans sur le cœur artificiel et le marché disparaît, puisqu’on saura réparer le cœur ».
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Source : interview du Pr Daniel Loisance, ancien chef du Service de chirurgie Thoracique et Cardio-vasculaire à l'hôpital Henri Mondor de Créteil et membre de l’Académie nationale de Médecine, 2 février 2012