Attentats du 13-Novembre : du traumatisme individuel à la mémoire collective
13 novembre 2024
Ce 13 novembre 2024 marquera le 9e anniversaire des attentats de Paris et Saint-Denis de 2015. Alors qu’une mémoire collective de ces événements tragiques s’est construite année après année, nombre des victimes directes ont souffert ou souffrent encore d’un trouble du stress post-traumatique. Comment la mémoire collective et la mémoire individuelle se répondent-elles après de tels événements ? Réponses avec Francis Eustache, neuropsychologue et co-directeur avec Denis Peschanski, du programme 13-Novembre (Inserm, Hesam, CNRS)
Qu’est-ce que le trouble du stress post-traumatique ?
Francis Eustache : Il s’agit d’un état psychopathologique qui peut survenir lorsqu’une personne a été confrontée à un événement traumatique, qui a mis en cause son intégrité physique (agression, catastrophe naturelle, attentat…). Cet événement a un retentissement important sur la victime. On parle d’abord de stress aigu et au bout d’un mois, si des symptômes persistent, on parle de trouble de stress post-traumatique (TSPT).
Quels en sont les mécanismes ?
En présence d’un événement émotionnel, on le mémorise sans difficulté lorsqu’il s’agit d’une émotion raisonnable et mesurée, qu’elle soit positive ou négative. Dans le cadre d’une situation véritablement traumatique, l’émotion est exacerbée et la mémorisation se fait d’une manière inhabituelle et chaotique. La victime mémorise certains aspects seulement de la situation. Il y a une amnésie du contexte et une focalisation sur certains éléments – comme une arme lors d’une agression. Elle ne parvient pas à appréhender l’ensemble de la situation.
La survenue ou non d’un TPST se joue à ce moment-là, lorsque la victime vit l’événement traumatique ?
L’événement en lui-même (sévérité, intensité, durée, conséquences physiques…) et la façon dont la personne lui a fait face entre en ligne de compte dans la survenue d’un TSPT mais il ne se résume pas à cela. Il y a aussi des facteurs de risque, car toutes les victimes n’en développeront pas par la suite : il y a des facteurs génétiques, le passé de la personne, son terrain personnel, psychologique, son environnement (sécurisant ou non), si elle a bénéficié d’un soutien psychologique immédiatement ou quasi immédiatement…
“La victime mémorise certains aspects seulement de la situation. Il y a une amnésie du contexte et une focalisation sur certains éléments – comme une arme lors d’une agression.”
Quels sont les symptômes ?
Le cœur des symptômes, ce sont les intrusions, qui sont à associer à la façon dont la personne a vécu l’événement traumatique. Ainsi, la victime encode des éléments disparates de la scène et ne mémorise pas une scène dans sa globalité comme pour un autre événement. Ces éléments réapparaissent par la suite sous forme d’intrusions, c’est-à-dire qu’ils réapparaissent de façon incontrôlable, intempestive et ne sont pas reliés les uns par rapport aux autres. Ces éléments sont toujours très émotionnels, très sensoriels. Il s’agit de sons, d’images, d’odeurs qui réapparaissent, toujours au présent. C’est le passé qui surgit dans le présent, pas comme de vrais souvenirs contextualisés, dont on sait qu’ils sont terminés. Les intrusions surviennent dans la conscience de la personne et sont, pour elle, vraiment au présent. La victime met alors tout en œuvre pour s’en protéger.
Comment fait-elle ?
C’est le deuxième symptôme du TSPT, l’évitement. La personne se rend compte que les intrusions surviennent dans certains contextes, certaines situations, elle finit donc par les éviter. Cela peut être un lieu clos comme la salle de spectacle du Bataclan, une foule, un transport en commun… Ces mécanismes d’évitement coupent la personne du monde extérieur et potentiellement, d’un entourage qui pourrait l’aider. En plus du duo intrusion/évitement on retrouve des symptômes qui sont des conséquences, comme les sursauts, les cauchemars… Tout cela entraîne aussi des répercussions sur le fonctionnement cognitif, émotionnel et social de la victime. Des comorbidités, qui ne font pas partie du TSPT, y sont aussi très souvent associées comme la dépression, les addictions.
“C’est le passé qui surgit dans le présent, pas comme de vrais souvenirs contextualisés, dont on sait qu’ils sont terminés.”
Peut-on dire que le TSPT est un trouble de la mémoire ?
Je travaille sur la mémoire et notamment la mémoire traumatique donc pour moi oui, c’est un trouble de la mémoire comme d’autres spécialistes parleront d’une psychopathologie. Disons que la mémoire et ses distorsions sont omniprésentes dans ce trouble, dès la prise d’informations, au moment-même du traumatisme. Et le cœur de la symptomatologie concerne la mémoire. En outre, le TSPT modifie totalement la mémoire autobiographique de la victime.
C’est-à-dire ?
La mémoire autobiographique c’est la façon dont une personne se raconte, comment ses souvenirs et ses connaissances sur le monde s’organisent les uns par rapports aux autres, et ce tout au long de la vie. Mais le souvenir de l’événement traumatique vient perturber le récit de l’identité personnelle. Il s’agit d’une perturbation majeure du fonctionnement de la mémoire mais aussi de son contenu, car l’autobiographie de la victime se retrouve totalement envahie par la mémoire du traumatisme.
Pour revenir précisément aux attentats, le fait que l’événement traumatique soit connu et face partie d’une mémoire collective change-t-il quelque chose ?
C’est une thématique de notre programme lancé avec Denis Peschanski au printemps 2016. On essaie de comprendre les interactions entre la mémoire des individus et la mémoire collective autour de cet attentat. Celui-ci a concerné les personnes qui en ont été victimes mais aussi l’ensemble de la population française. La population générale, qui n’était ni aux abords du Stade de France, ni au Bataclan, ni sur les terrasses et qui n’y avait pas un proche, a un souvenir flash de cet événement, c’est-à-dire que chacun a un souvenir très précis du contexte dans lequel il a pris connaissance de l’événement et se rappelle de détails dont on ne se souvient pas d’habitude.
Le fait que quasiment l’ensemble de la population française ait un souvenir flash du 13 novembre, signifie que cet événement-là a sa porte d’entrée dans la mémoire collective. Les souvenirs flashs sont les points de départ de la fabrication d’un souvenir collectif. Il y a d’autres éléments qui le fabriquent : les médias, les commémorations, les procès (surtout concernant le 13-Novembre).
“Il s’agit d’une perturbation majeure du fonctionnement de la mémoire mais aussi de son contenu, car l’autobiographie de la victime se retrouve totalement envahie par la mémoire du traumatisme.”
Est-ce positif ou négatif pour les victimes ?
Les victimes de l’événement trouvent alors dans la société, un écho à leur histoire personnelle. D’un certain côté, c’est bénéfique, car elles ne sont pas seules et on parle d’elles mais cela devient aussi très envahissant. Être victime du 13-Novembre, c’est évidemment un statut particulier par rapport à un événement traumatique qui serait purement intime. Les victimes nous expliquent qu’elles ressentent une émotion ambivalente quant aux anniversaires. Elles les redoutent car on va à nouveau parler beaucoup de l’événement traumatique, c’était d’ailleurs la même appréhension avant le procès. Et en même temps il est très important que ces anniversaires (ou le procès) aient lieu car la notion de reconnaissance est vraiment très importante pour les victimes.
Attentat de Nice, de Saint-Etienne du Rouvray, assassinat de Samuel Patty, de Dominique Berard… De quelles façons résonnent chez les victimes ces autres attentats ?
Ce sont à chaque fois des événements qui réactivent ce qu’elles ont vécu car la parenté est évidente. C’est aussi une particularité du TSPT. La pathologie peut être latente à certains moments et resurgir à un moment donné pour des raisons propres à l’individu ou liées à l’environnement. Si l’environnement produit de nouveaux faits dramatiques qui ont un lien avec l’événement initial, cela réactive les symptômes. Je me souviens qu’après l’attentat de Cambrils, en 2017 en Espagne, mes collègues de Nice me racontaient avoir vu de nouveaux patients à ce moment-là. Les réminiscences de l’attentat de Nice étaient survenues après l’attentat de Cambrils, un attentat avec de nombreux points communs à celui de Nice.
Sait-on prendre en charge ces victimes ?
Mieux maintenant. Les attentats ont joué un rôle dans la prise en charge mais aussi les violences faites aux femmes et le mouvement MeToo, de même que les violences faites aux enfants, dont l’inceste, dont on parle plus maintenant. On est loin des attentats mais il y a un socle commun : la violence, le traumatisme et une certaine réception de la société par rapport à l’ampleur de ces sujets. On a notamment vu naître les centres psychotrauma. Le CN2R, centre national de ressource et de résilience, a un rôle d’information et d’animation et des centres de consultations psycho-traumatiques ont été mis en place dans les grandes villes. Car il est primordial que les victimes soient prises en charge par des personnes formées. Le but n’est évidemment pas d’oublier mais de faire en sorte que le moment traumatique qu’elles ont vécu et le souvenir qu’elles en ont, s’incorporent à leur autobiographie. Il s’agit, notamment par les techniques dites d’exposition, de faire baisser l’intensité émotionnelle du souvenir et de le rendre plus acceptable dans l’identité personnelle de la victime.