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« Peaux noires », scientifiquement que signifie ce terme ?
Pr. Antoine Mahé : L’intitulé peau noire est trompeur. Elle est juste foncée car riche en pigment mélaniques qui est de couleur brune, pas « noire ». Scientifiquement, le terme « peau noire » n’est donc pas valable. De plus, il n’y a pas de distinction formelle entre deux types de peaux, « blanche » et « noire », c’est en réalité un continuum. En dermatologie, ce qui compte, c’est donc le degré de pigmentation. Il existe 6 phototypes : les phototypes 1 à 3 concernent les peaux claires, 4 à 6, les peaux foncées. Que les peaux soient foncées ou très foncées, les problématiques sont les mêmes, rendant encore une fois caduque la terminologie de « peau noire », qui reste cependant consacrée par l’usage – y compris en médecine.
Les peaux foncées présentent toutefois des spécificités ?
L’une des spécificités majeures des peaux foncés est l’importance des troubles pigmentaires secondaires. Une dermatose comme l’acné sur un phototype clair se manifeste par des rougeurs et des « boutons ». Mais chez les phototypes foncés, 4,5,6, on retrouve au premier plan des taches foncées. Car ces peaux synthétisent beaucoup plus de pigments en cas d’inflammation, inflammation que l’on retrouve dans l’acné. Cela modifie les symptômes classiques, en tout cas essentiellement décrits par les spécialistes et les ouvrages européens ou nord-américains. Les troubles pigmentaires secondaires ne font en effet pas partie des symptômes décrits puisqu’ils sont inexistants chez les peaux claires. On n’est pas face à la même symptomatologie et ne pas le savoir peut nuire au diagnostic.
Et cela va aussi modifier la prise en charge ?
Oui, absolument, car la prise en charge est centrée là-dessus du fait de la demande prioritaire des patients concernant ce paramètre ! Il est primordial de soigner les troubles pigmentaires alors que le traitement classique, pour les peaux claires, n’en tient pas compte. En outre, il y a volontiers une mauvaise compréhension de la part des soignants de ces troubles pigmentaires. Quand on regarde les échelles de gradation de sévérité de l’acné, les troubles pigmentaires sont considérés au titre de séquelles, de cicatrices, ce qui signifierait qu’il n’y a plus grand-chose à faire à ce stade. Mais les troubles pigmentaires des peaux foncées sont en fait corrélés directement à l’inflammation et ne sont donc pas des cicatrices. Traitée avec le médicament adéquat, l’inflammation disparaît et les troubles de la pigmentation avec, sans recourir à des dépigmentants plus ou moins bien tolérés.
“L’une des spécificités majeures des peaux foncés est l’importance des troubles pigmentaires secondaires.”
Retrouve-t-on ces troubles pigmentaires dans d’autres dermatoses ?
Les maladies chroniques les plus fréquentes s’accompagnent de troubles de la pigmentation. La dermatite atopique ou le psoriasis s’accompagnent également de troubles de la pigmentation qui ne sont pas pris en compte dans les échelles usuelles et ne sont donc pas traités. On commence cependant à évoquer ces symptômes dans quelques rares études, mais on en est encore à stade embryonnaire.
Et ces troubles de la pigmentation peuvent-ils avoir un retentissement psychologique, lié à une stigmatisation ?
Oui, bien sûr. Parlons alors du vitiligo, évidemment bien plus stigmatisant car beaucoup plus visible sur les peaux noires. Et les nouveaux traitements, notamment les crèmes anti-JAK, sont considérés comme efficaces, mais là encore on n’a presque pas de données sur leur action sur les peaux les plus foncées, alors que ces traitements ont été largement étudiés sur peaux claires. Sur un phototype 2, une efficacité à 80 % sera tout à fait acceptable car le vitiligo sera quasiment invisible, mais sur peau foncée, c’est une efficacité à 100 % que l’on recherche, pas à 80 % !
Et qu’en est-il des cancers cutanés ? Y a-t-il là aussi des différences ?
Il faut tout d’abord savoir que la mélanine des phototypes foncés est un très bon protecteur contre les cancers de la peau. Plus la peau est foncée, moins il y a de cancers de la peau. C’est pourquoi la protection solaire n’a pas les mêmes enjeux sur peau foncée ou sur peau claire. Sur peau claire, c’est la protection contre les cancers de la peau qui est prioritaire. Sur peau foncée, cela sera plutôt une protection contre la pigmentation des dermatoses afin d’éviter que la lumière stimule la synthèse des pigments. Et il faut savoir que le spectre de la lumière qui stimule la pigmentation (lumière visible) n’est pas le même que celui qui est responsable des cancers cutanés (rayons UV). Donc, on n’utilisera pas les mêmes crèmes solaires pour se protéger du soleil selon qu’on ait un phototype clair ou un phototype foncé.
“Face à un patient au phototype foncé, le médecin qui n’est pas habitué peut rencontrer des difficultés à poser le diagnostic du fait de la pigmentation, notamment parce que les rougeurs sont moins visibles.”
Donc, les mélanomes n’existent pas chez les peaux foncées ?
Ils sont rares et quand un mélanome survient, c’est très souvent au niveau de la plante des pieds. Et ils sont souvent graves car là encore, il y a une méconnaissance sur ce sujet et ces cancers cutanés sont dépistés à un stade avancé avec parfois des métastases, du fait notamment d’une méconnaissance générale de cette pathologie, notamment de la part des populations concernées. Une information spécifique de ces populations serait la bienvenue.
Peut-il y avoir aussi des préjugés de la part des soignants ?
Quand on n’a pas de connaissances sur les spécificités d’un certain type de population, certains préjugés entrent parfois en ligne de compte. Ainsi, face à un patient au phototype foncé, originaire d’un pays africain ou antillais, le médecin qui n’est pas habitué peut rencontrer des difficultés à poser le diagnostic du fait de la pigmentation, notamment parce que les rougeurs sont moins visibles. Une rougeole, par exemple, est plus difficile à diagnostiquer. Ce soignant peut aussi être influencé par les ouvrages qu’il a lus sur la médecine tropicale et tout de suite évoquer un diagnostic « extraordinaire », comme une lèpre ou autre, qui seraient en réalité rares voire exceptionnelles. Il y aura ainsi tendance à surévaluer l’importance des maladies tropicales. Pourtant les pathologies courantes sont les mêmes, et ce quelle que soit les latitudes : acné, eczéma, psoriasis…
N’y a-t-il pas aussi un problème avec les ouvrages d’apprentissage dont l’iconographie est essentiellement centrée sur les peaux claires ?
Oui, il existe des ouvrages spécialisés mais dans les ouvrages d’apprentissage généralistes, les peaux foncées sont très peu représentées. Dès lors, comment, pour les médecins reconnaître des signes cliniques quand ils n’y ont jamais été confrontés durant leurs études ? Aux Etats-Unis, une étude a été menée sur la représentation des personnes à peaux foncées dans les livres de médecine et ils n’en ont trouvé que pour les pathologies exotiques… ou les IST ! et pas du tout pour les pathologies cancéreuses. Et cela est évidemment susceptible de créer un biais cognitif chez les étudiants.
“Notre approche vise en définitive, tout à fait légitimement, à une universalité de la qualité des soins.”
C’est la formation qui pose problème ?
La dermatologie sur peau foncée n’est pas plus compliquée que la dermatologie sur peau claire mais la connaissance n’en est pas innée. Point important, ce qui est vrai pour la dermatologie l’est également pour de nombreux autres domaines de la médecine. Un exemple avec les oxymètres de pouls qui permettent de mesurer la saturation en oxygène. On sait maintenant qu’il y a une interaction entre la mélanine et les infrarouges qui fausse les données, ce qui comporte le risque masquer une hypoxémie (diminution de la quantité d’oxygène dans le sang). Donc il faut l’apprendre et le savoir. Et il faut aussi que l’efficacité de ces oxymètres de pouls soit testée sur peaux foncées.
C’est pour cette raison que vous avez mis en place le D.U. de médecine de la diversité à Strasbourg ?
Oui, comme on vient de le voir avec l’oxymètre de pouls, on peut décliner la dermatologie sur les « peaux noires » à d’autres spécialités médicales. Un autre exemple parlant est celui des chiffres physiologiques de polynucléaires neutrophiles, des globules blancs qui luttent contre les infections. Il existe des normes mondiales, établies à partir d’une moyenne occidentale. Mais il se trouve que chez une proportion notable des personnes originaires d’Afrique subsaharienne ou du Moyen Orient, les chiffres physiologiques sont nettement inférieurs, 30 à 40 % en moins. Si un médecin non formé analyse la prise de sang, il diagnostiquera une neutropénie. Il en cherchera la cause alors que l’état du patient est normal. Mais cela peut entraîner des conséquences encore plus graves car une neutropénie peut être induite par la chimiothérapie. Alors on va baisser la dose de chimio, voire empêcher la cure, chez ces patients qui ne souffrent en aucun cas de neutropénie ! Il a été montré dans une étude américaine que les femmes afro-américaines avaient un moins bon pronostic dans le cancer du sein à cause de doses de chimiothérapie atténuées. Il faudrait des échelles d’adaptation des doses différentes. Et des exemples comme cela, il y en a d’autres ! Et ce sont précisément ceci dont il est question dans les cours de ce DU.
Si la similitude générale de la médecine indifféremment des populations reste bien sûr la norme, une méconnaissance des spécificités dont nous avons parlé, ainsi que d’autres, comporte en effet de façon peu contestable un risque de prise en soins défectueuse. Notre approche vise en définitive, tout à fait légitimement, à une universalité de la qualité des soins.
A noter : Pour le Pr Mahé, « il semble aussi important que les soignants soient sensibilisés à une tendance de grande ampleur, qui consiste dans certaines populations à s’éclaircir la peau en utilisant des produits dangereux, souvent des crèmes à base de corticoïdes qui sont très puissantes. Il faut pouvoir prendre en charge non seulement les complications, dermatologiques, qui sont multiples, mais également systémiques, telles un retentissement sur l’équilibre d’un diabète, ou d’une hypertension… Donc il faut y penser, poser la question pour bien soigner. »
Source : Interview du Pr. Antoine Mahé
Ecrit par : Dorothée Duchemin – Edité par Emmanuel Ducreuzet