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Qu’est-ce que le trouble bipolaire ?
Pr. Raoul Belzeaux : Le trouble bipolaire est une maladie psychiatrique chronique caractérisée par trois types de signes. L’euthymie, une phase sans symptôme durant laquelle le patient va plutôt bien. Les phases hypomaniaques et maniaques (excitation, exaltation, hyperactivité, insomnie sans fatigue, désinhibition sociale et sexuelle, irritabilité, prise de risque, dépenses financières inconsidérées…). Enfin, les phases dépressives, où l’on n’a plus d’envie de rien, on n’arrive pas à se concentrer, on est pétrifié avec, très souvent, des idées suicidaires… Ces phases se succèdent de manière anarchique. Si la maladie n’est pas traitée, environ 60 % du temps est occupé par la phase dépressive, 10 % par l’hypomanie, et le reste étant passé en phase asymptomatique.
Pourquoi les erreurs de diagnostic entre la dépression et le trouble bipolaire sont-elles si nombreuses ?
Il ne faut pas classer la dépression d’un côté et le trouble bipolaire de l’autre. La dépression est une manifestation commune au trouble bipolaire et au trouble dépressif. Donc, oui, les deux sont trop souvent confondus, notamment parce que la dépression est le principal motif de consultation pour un patient atteint de trouble bipolaire, notamment à cause de la durée et de l’impact de cette phase dans la vie du patient. Et souvent, la dépression représente la phase la plus visible au début de la maladie. Et puisqu’il s’agit d’un trouble cyclique, on est déprimé pendant un mois mais ça finit par passer. On ne consulte donc pas, parce qu’on se trouve des raisons non médicales pour ne pas le faire. Les phases s’enchaînent relativement rapidement et la demande de soins n’est parfois pas faite au moment où il le faudrait. Ce qui retarde le diagnostic.
“En médecine générale, pour une personne qui consulte pour des symptômes dépressifs et se voit prescrire des antidépresseurs, le risque qu’elle présente en réalité des troubles bipolaires sans le savoir est d’environ 10 %”.
Et il y a beaucoup d’erreurs de diagnostic ?
En médecine générale, pour une personne qui consulte pour des symptômes dépressifs et se voit prescrire des antidépresseurs, le risque qu’elle présente en réalité des troubles bipolaires sans le savoir est de 10 %. En consultation chez un psychiatre, pour un trouble plus sévère, le risque augmente, de 20 à 40 %. Et pour les personnes hospitalisées en psychiatrie pour dépression, là, le risque est encore plus élevé car les cas les plus graves y sont concentrés. Sur le nombre considérable de gens qui souffrent de dépression, un pourcentage de patients qui ont en réalité un trouble bipolaire est donc assez élevé. Et on sait qu’il faut en moyenne 7 à 10 ans avant de recevoir le diagnostic de la bipolarité. Il y a bien un accès aux soins mais, durant ces années, les soins ne sont pas appropriés faute du bon diagnostic !
Être traité pour dépression et non pas pour un trouble bipolaire est-il dangereux pour le patient ?
Si on n’a pas le bon diagnostic, on ne reçoit pas le traitement adapté au trouble bipolaire. Dans le traitement de la dépression, ce qui se prescrit par défaut, ce sont les antidépresseurs. Or, dans les troubles bipolaires, les antidépresseurs sont préjudiciables à l’évolution du trouble et sont contre-indiqués en monothérapie. Dans le meilleur des cas, le traitement ne fonctionne pas mais ils peuvent aussi accélérer le trouble. Le patient peut alors souffrir de symptômes mixtes : il reste dépressif avec des idées suicidaires mais devient impulsif, irritable, agité avec une augmentation du risque suicidaire. Le traitement peut aussi induire un virage de l’humeur avec la survenue d’une phase hypomaniaque et un possible effet pendulaire : après la phase hypomane induite par les antidépresseurs, on replonge dans une phase dépressive immédiatement derrière. C’est ce qu’on appelle les cycles rapides, qui sont très souvent liés à la prescription d’antidépresseurs à des patients bipolaires.
“Avant la prise d’antidépresseurs, le patient va au laboratoire pour réaliser une prise de sang. S’il y a suspicion de trouble bipolaire, il consulte un psychiatre pour un diagnostic précis et une prise en charge adaptée.”
Avec des conséquences très lourdes ?
Les conséquences de l’absence de traitement de la maladie c’est une maladie plus grave, avec plus d’épisodes – la phase de stabilité se faisant grignoter par les autres phases. Cela augmente le risque suicidaire, une cause de mortalité évitable et importante chez ces patients. Cela augmente aussi les problèmes de santé physique. Par exemple, plus le retard de diagnostic est long, plus le patient présente un risque d’obésité ou de surpoids. Les patients présentent aussi plus de risque de développer des addictions.
Est-ce un diagnostic difficile à poser ?
Oui, il faut un du temps et une solide expertise pour être bien certain qu’un patient qui a consulté pour une dépression souffre en réalité de trouble bipolaire. Alors qu’une grande majorité de dépressions sont prises en charge par les généralistes, ces médecins ne disposent pourtant pas de beaucoup de temps. On sait que la totalité des patients qui souffrent de dépression (entre 7 et 10 % de la population générale consultent chaque année pour dépression) ne pourra pas voir un psychiatre. C’est pourquoi il faudrait encourager le développement de biomarqueurs, encore au stade de projets.
C’est l’objet de l’étude que vous vous apprêtez à lancer ?
Oui, on s’apprête à lancer au CHU de Montpellier une vaste étude, Bipo Vite, qui vise à valider, on l’espère, une combinaison de biomarqueurs, que nous avons déjà établie, afin de diagnostiquer la bipolarité. Si les résultats de l’étude sont probants (d’ici à deux ans), la mise à disposition du dispositif pourra être très rapide.
L’idée est à la suivante : le généraliste diagnostique une dépression. Avant la prise d’antidépresseurs, le patient va au laboratoire pour réaliser une prise de sang. S’il y a suspicion de trouble bipolaire, il consulte un psychiatre pour un diagnostic précis et une prise en charge adaptée. Ces psychiatres peuvent aussi s’appuyer sur un réseau de centres experts, animés par la fondation FondaMental, pour décortiquer les situations les plus délicates. Ce réseau, en place depuis une dizaine d’années, permet de disposer d’experts un peu partout sur le territoire. Cela fonctionne bien, mais les centres experts ne peuvent pas non plus recevoir tous les patients qui souffrent de dépression.
“Une mauvaise santé physique déstabilise le trouble bipolaire.”
Une fois que le bon diagnostic est posé, sur quoi repose le traitement ?
Pour être stabilisé, il faut un traitement quand il y a des symptômes mais aussi un traitement préventif, parfois difficile à accepter pour les patients qui se sentent bien. C’est un traitement qu’il faudra prendre au moins plusieurs années. Certains patients pourront finir par diminuer ou arrêter les traitements mais ce ne sera pas le cas pour tous, loin de là. Ces médicaments sont les régulateurs de l’humeur dont le lithium est le médicament de référence.
Et outre les traitements médicamenteux ?
L’éducation thérapeutique est également indispensable, c’est une maladie chronique et sournoise du fait de son côté cyclique. Être éduqué à cette maladie, bien la connaître, reconnaître les risques, les facteurs protecteurs, les manières de gérer les crises… ce sont des facteurs d’amélioration du pronostic considérables. Être en bonne santé physique est le troisième point important. Une mauvaise santé physique déstabilise le trouble bipolaire. Exemple, en cas de surpoids ou d’obésité, on a plus de risques de rechute. Si vous présentez un syndrome d’apnée du sommeil, le trouble bipolaire est plus difficile à soigner. Une thyroïde qui ne fonctionne pas normalement peut être à l’origine d’un trouble bipolaire instable… Il est aussi important de traiter les addictions (alcool, tabac, cannabis) qui concernent plus d’un patient sur deux et qui ont des effets délétères sur eux.
Le quatrième pilier de la prise en charge est la psychothérapie qui ne traite pas le trouble bipolaire mais tout ce que celui-ci peut générer comme l’anxiété ou la baisse de l’estime de soi.
Il s’agit donc d’une approche pluridisciplinaire.
Oui, on milite pour des approches de santé globale et cela fonctionne. Par exemple, traiter l’apnée du sommeil va faire que les traitements contre le trouble bipolaire fonctionnent. On sort de la psychiatrie qui a trop longtemps opposé le corps et l’esprit, mais les deux sont intriqués.
Source : Interview du Pr. Raoul Belzeaux, psychiatre au CHU de Montpellier
Ecrit par : Dorothée Duchemin – Edité par Emmanuel Ducreuzet