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Que signifie le terme de drunkorexie ?
Ludivine Ritz : Au départ, dans l’article du New York Times, il s’agissait de personnes qui ne mangeaient pas avant une soirée dans l’objectif d’atteindre l’ivresse plus rapidement (à jeun le taux d’alcoolisation monte plus vite et plus rapidement). Depuis, la drunkorexie a été davantage étudiée par la communauté scientifique et aujourd’hui, cela décrit un ensemble de troubles. On retrouve la restriction alimentaire mais aussi des comportements de purge comme le fait de se forcer à vomir ou la prise de laxatifs ou de diurétiques afin d’éliminer plus rapidement. Le terme concerne aussi des personnes qui pratiquent une activité physique de manière dysfonctionnelle, trop intense et trop longue, dans l’objectif de perdre du poids après avoir trop bu. Atteindre l’ivresse plus rapidement reste donc l’une des principales motivations. La seconde, est celle d’éviter la prise de poids liée à l’alcool.
Qui est concerné par la drunkorexie ?
Les études s’intéressent beaucoup aux jeunes et aux ados. On observe des comportements de drunkorexie dès l’âge de 13 ou 14 ans. Beaucoup également chez les étudiants. Quelques études ont aussi montré que ce comportement est également présent, dans une moindre mesure, en population générale, chez des personnes entre 18 et 70 ans même si la fréquence du comportement tend légèrement à diminuer avec l’âge.
Les jeunes femmes sont-elles davantage concernées ?
Eh bien non. Intuitivement, on imagine que les filles ne veulent pas prendre de poids – les troubles des conduites alimentaires étant majoritairement féminins – et que les garçons veulent atteindre l’ivresse plus rapidement. Mais toutes les études ont montré qu’il n’y avait pas de différence entre les filles et les garçons, qu’il s’agisse de la sévérité, de la fréquence de la drunkorexie ou selon les types de motivation.
Dispose-t-on de chiffres pour quantifier le phénomène ?
Nous ne disposons pas de chiffres épidémiologiques en population générale à l’échelle nationale. Mais les chercheurs ont observé dans différentes cohortes, américaines, italiennes ou françaises (des études que notre laboratoire a menées sur plusieurs années), que la prévalence est relativement similaire d’une année sur l’autre et cela concerne 1 jeune sur 2 qui consomme de l’alcool. Il s’agit d’un phénomène fréquent.
Et quels sont les risques à court, moyen et long terme ?
Les conséquences sur le très court terme sont, notamment, des black-out plus importants. En effet, si on n’a pas mangé, le taux d’ivresse est plus important plus rapidement. On observe des troubles de la mémoire. Plusieurs études en cours de publication montrent des difficultés de prise de décision, de raisonnement, de logique… Les personnes concernées sont aussi plus à risque de subir des rapports sexuels non-consentis, d’être victimes de violences physiques.
Et sur le long terme ?
On n’a peu de données sur les conséquences à long terme. Toutefois, il est suspecté qu’à long terme, chez les personnes qui pratiqueraient de manière répétée la drunkorexie, il y ait un risque plus important de développer un trouble de l’usage de l’alcool. La drunkorexie tend à apparaître dans les services d’addictologie chez des patients qui ont un diagnostic de troubles de l’usage d’alcool, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. On suppose qu’il s’agit de jeunes qui ont pratiqué la drunkorexie sur le long terme, que cela s’est chronicisé, de manière plus sévère et plus pathologique. Des études à plus long terme doivent être menées.
“Deux injonctions en toile de fond et qu’il faut concilier, boire de l’alcool et être mince.”
Qu’en est-il du risque de trouble des conduites alimentaires ?
C’est l’autre risque. Nous avons montré dans une étude qu’un sous-groupe de personnes qui pratiquent la drunkorexie est plus fragile que les autres et présente un risque de TCA plus important. Il s’agit d’étudiants qui présentent des fragilités anxio-dépressives, une moins bonne estime de soi. Ces personnes mettent en place des stratégies de coping en utilisant l’alcool, c’est-à-dire qu’elles consomment de l’alcool pour faire face à une émotion négative. Elles sont plus à risque de développer un TCA sévère et chronique.
Quel rôle joue les réseaux sociaux dans ce phénomène ?
On sait que certains jeunes développent de l’anxiété car ils se comparent beaucoup à ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux. Injonction à être mince, injonction à être musclé, athlétique… Certains jeunes développent une insatisfaction corporelle qui a tendance à être plus fortement associée à la drunkorexie.
Autre problème : des vidéos ou des messages dans lesquels sont prodigués des conseils pour pratiquer la drunkorexie avec deux injonctions en toile de fond et qu’il faut concilier, boire de l’alcool et être mince. La drunkorexie est décrite comme fun et glamour, valorisée socialement ; une pratique qu’il faut donc adopter pour être connecté aux autres et se sentir appartenir à un groupe. Cette influence des réseaux sociaux a bien été documentée.
La prévention est-elle à la hauteur ?
Non, il s’agit d’un comportement peu connu et pourtant fréquent. On manque de campagnes de prévention efficaces et ciblées pour informer les jeunes, les adolescents et les étudiants, sur la drunkorexie. Il me semble également important que les pouvoirs publics favorisent des projets de recherche afin que le problème soit mieux documenté à l’échelle nationale.
Source : Ludivine Ritz, maître de Conférences en Psychologie et spécialiste en neuropsychologie des addictions à l’université de Caen Normandie
Ecrit par : Dorothée Duchemin – Edité par Emmanuel Ducreuzet