La toxicologie, la science des poisons au service de l’homme
09 septembre 2013
©Phovoir
« Tout est poison, rien n’est poison, seule la dose fait le poison », a dit Paracelse au 15e siècle. Toutefois, certaines substances, comme l’arsenic, le cyanure, le sarin ou encore les curares, se révèlent très rapidement mortelles, même à dose infime. Le Pr Jean-Pierre Goullé, biologiste des hôpitaux, toxicologue au Havre et membre de l’Académie nationale de médecine, nous raconte comment ces poisons puissants furent étudiés et classés par l’un des plus brillants toxicologues de l’histoire, Mathieu Orfila, qui fut Président de l’Académie nationale de médecine.
Mathieu Orfila est originaire de Minorque (Baléares) en Espagne. Destiné d’abord à une carrière dans la Marine, il se tourne très rapidement vers la science, et la médecine en particulier. Brillant étudiant en mathématiques, physique et histoire naturelle, il débarque à Paris, à 20 ans, avec un bagage déjà impressionnant. Muni d’une bourse pour étudier la chimie et la minéralogie, il rencontre les grands chimistes de l’époque (Nicolas Vauquelin et Louis-Jacques Thénard) et commence à donner des cours privés dans le laboratoire d’un riche mécène. En parallèle, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Paris, où il travaille, pour sa thèse, sur l’urine des ictériques (malades souffrant d’une jaunisse). C’est en 1814 qu’il publie son Traité des poisons, qui lui ouvre les portes de l’Académie des Sciences, à seulement 28 ans !
Petit génie de la médecine légale et inventeur de la toxicologie moderne
« Si les poisons sont étudiés depuis le 9e siècle, l’origine moderne de la toxicologie se trouve dans le Traité des poisons tirés des règnes minéral, végétal et animal ou toxicologie générale rédigé, à l’âge de 27 ans, par Mathieu Orfila », nous confie le Pr Goullé. Il étudie la toxicité de manière systématique de nombreuses substances chimiques, il cherche les moyens de les détecter et les traitements pour en contrer les effets. « C’est la première fois que l’on raisonne de manière globale », s’enthousiasme-t-il. Scientifique passionné, Mathieu Orfila est également le premier à introduire l’analyse chimique en médecine légale. Cet ouvrage, traduit en plusieurs langues, connaît un franc succès, tant en France qu’à l’étranger. Ce succès est d’autant plus retentissant qu’au début du 19e siècle, les empoisonnements, en particulier à l’arsenic, sont fréquents, et les possibilités thérapeutiques des plus limitées…
« Doté d’une capacité de travail remarquable », le jeune homme devient en quelques années professeur de chimie, de physique et de médecine légale à la faculté de médecine de Paris à 31 ans. « En associant ces trois disciplines, il met au point des techniques avant-gardistes pour détecter la présence de toxiques et de poisons chez une victime présumée et révolutionne ainsi le monde de l’expertise légale en matière de toxicologie ! » s’exalte Jean-Pierre Goullé. Afin de détecter dans le cadavre la présence d’arsenic – le poison le plus utilisé à l’époque – il développe de nombreuses méthodes d’examen, pour la plupart fondées sur l’analyse chimique. Par exemple, par des opérations chimiques, il extrait les toxiques et les poisons des viscères des victimes. « Avec les moyens rudimentaires de l’époque, il obtient des résultats extraordinaires », s’émerveille le toxicologue.
Expert judiciaire dans des affaires célèbres
Devenu un spécialiste célèbre et reconnu en la matière, il rédige un Manuel de chimie puis un Traité de médecine légale. « Il a d’ailleurs été un auteur particulièrement prolixe dans toutes ses disciplines », précise le Pr Goullé, admiratif. A la même époque, expert près les tribunaux, il participe à plusieurs affaires célèbres. C’est le cas des procès Mercier et Lafarge. « Pour détecter de très petites quantités de poison, il adopte l’appareil créé par James Marsh en 1836. Orfila l’utilise pour trouver des traces d’arsenic dans le foie ou le sang ». Il écrit : « désormais le crime sera poursuivi avec succès jusque dans son dernier refuge. »
La célèbre affaire Lafarge aurait marqué toutefois la fin de sa participation en tant qu’expert judiciaire. « Marie Capelle épouse de Charles Lafarge âgée de 23 ans est accusée d’avoir empoisonné son mari à l’arsenic », raconte Jean-Pierre Goullé. « L’expertise effectuée par Orfila sur le corps de Charles Lafarge révèle d’infimes traces du poison. Mais assez pour la faire condamner aux travaux forcés à perpétuité en 1840. » C’est ce qui poussa Orfila à se retirer. Il aurait déclaré : « on m’a demandé de dire si le corps de Lafarge contenait de l’arsenic et non de dire si Madame Lafarge était coupable ou innocente ».
Les poisons des XXe et XXIe siècles
Edition originale du Traité des poisons tirés des règnes minéral, végétal et animal ou toxicologie générale de Mathieu Orfila, 1814. ©Destination Santé
Jean-Pierre Goullé s’est largement inspiré des travaux de Mathieu Orfila, dont il consulte régulièrement le Traité des poisons (il possède un exemplaire de la toute première édition !). « Aujourd’hui, bien sûr, nos équipements feraient pâlir d’envie Monsieur Orfila… », s’amuse le toxicologue. « C’en est d’ailleurs effrayant, puisque l’on trouve aujourd’hui de nombreuses substances dans tous les milieux, tant les méthodes d’analyse sont devenues sensibles. » Des pesticides, des médicaments dans l’environnement (air, eau, aliments…). C’est d’ailleurs la préoccupation principale depuis plusieurs décennies, remplaçant ainsi en quelque sorte les empoisonnements à l’arsenic. « Désormais, nous nous préoccupons davantage des perturbateurs endocriniens, comme le bisphénol A ou des phtalates », poursuit-il. « A l’avenir, ces produits auxquels nous sommes exposés à l’état de traces continueront à être étudiés. Et il y a du pain sur la planche ! »
Bien sûr, la justice s’intéresse toujours aux poisons. Le Pr Goullé est d’ailleurs lui-même expert auprès des tribunaux. « Depuis 2006, une expertise toxicologique de référence impose un certain nombre d’examens, parfaitement codifiés dans le cadre de la recherche des causes de la mort. » Une centaine d’analyses sont systématiquement effectuées sur le corps – dans le sang, les urine, la bile, le contenu gastrique, les cheveux… A la recherche d’alcools, de médicaments, de drogues, de poisons « nous utilisons des bibliothèques d’identification de molécules. Mathieu Orfila examinait les produits un à un ! », explique Jean-Pierre Goullé, toujours admiratif de son confrère du 19e siècle. « Nous en explorons quelques dizaines de milliers d’un seul coup grâce au système d’identification de molécules, véritable empreinte digitale des médicaments, toxiques et poisons. »
Reste un domaine difficile à cerner : le dopage. « Le problème c’est qu’on ne sait pas ce que l’on cherche. Par définition, ceux qui se dopent n’utilisent que des nouveautés », explique-t-il. Or « les molécules sont reconnues par leur empreinte digitale. Et pour cela, il faut avoir l’image en stock, sinon le système ne reconnait pas la substance. Alors, la lutte contre le dopage est toujours en retard d’une guerre ! »
Ecrit par : Dominique Salomon – Edité par : Emmanuel Ducreuzet
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Source : Interview du Pr Jean-Pierre Goullé, biologiste des hôpitaux, Laboratoire de toxicologie du Groupe hospitalier du Havre et membre de l’Académie nationale de médecine, 16 avril 2013